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Wagner à Bayreuth
Traduit par Marie Baumgartner.
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Pour qu'un évènement soit grand, deux conditions
doivent se trouver réunies: la grandeur du sentiment
chez ceux qui l'accomplissent et la grandeur du sentiment
chez ceux qui en sont les témoins. Aucun évènement
n'est grand en lui-même; des constellations entières
peuvent disparaître et des nations périr, de vastes
royaumes peuvent surgir et des guerres dévorer des
forces immenses, et le vent de l'histoire passe sur de
telles choses comme sur de légers flocons. Mais il
arrive aussi qu'un puissant parmi les hommes frappe un
grand coup qui tombe sur le rocher sans y laisser de
trace. On entend un écho sec et sonore, et puis plus
rien. Aussi l'histoire ne trouvet-elle presque rien à
dire de ces événements dont l'effort a été pour ainsi
dire brisé. C'est pour cela qu'à l'approche de tout
évènement important chacun se demande avec inquiétude
si ceux qui vont y assister en sont réellement dignes.
Dans les plus petites comme dans les plus grandes choses,
dès qu'on agit, toujours on compte sur une réceptivité
qui réponde à l'action; reste a celui qui veut donner
de trouver des acceptants capables d'apprécier le sens
de ses dons. C'est pour cela aussi que même l'oeuvre
d'un grand homme n'a point de grandeur inhérente
lorsqu'elle est passagère, brisée et stérile; car, au
moment où il la produisit, la conviction profonde
qu'elle était nécessaire alors doit lui avoir manqué.
Il n'avait point pris ses mesures assez exactement, il
n'avait point assez clairement reconnu ni choisi son
heure; il avait cédé au hasard, tandis qu'être grand
et savoir distinguer la nécessité sont deux qualités
inséparables.
Donc, quant au doute et à la question de savoir si ce
qui s'accomplit présentement à Bayreuth s'y accomplit
au bon moment et est nécessaire, nous les laissons
volontiers à ceux qui mettent eux-mêmes en doute
l'instinct de Wagner pour la nécessité. Pour nous qui
sommes plus confiants, il est évident qu'il a foi dans
la grandeur de son oeuvre autant que dans la grandeur du
sentiment chez ceux qui vont y assister. Tous ceux
auxquels cette foi s'applique doivent en être fiers,
qu'ils soient nombreux ou rares; car, que cette foi ne
s'adresse pas à tous, qu'elle n'embrasse pas toute la
génération contemporaine, pas même toute la nation
allemande dans sa forme actuelle, ceci il nous l'a dit
lui-même dans son discours de dédication du vingt-deux
Mai 1872; et il n'en est aucun parmi nous qui puisse le
contredire sur ce point d'une manière rassurante.
"Je n'avais que vous," disait-il alors, "vous les amis
de mon art spécial, de mon travail et de mon activité
les plus personnels, à qui je pouvais m'adresser, sûr
de vous trouver sympathiques à mes plans; a vous seuls
je pouvais demander de m'aider dans mon oeuvre afin de
pouvoir la présenter pure et sous son aspect véritable
à ceux qui témoignaient une faveur sérieuse à mon art
quoique celui-ci n'ait pu leur être présenté
jusqu'alors que sous une forme impure et
défigurée."
| "Die Übersetzung von Frau Baumgartner wird durch die competenten Personen nicht gut gefunden. Dies ganz im Vertrauen."
— 04-25-77: Brief an Elisabeth Nietzsche. |
Il est certain qu'à Bayreuth le spectateur lui-même
est un spectacle digne d'attention. Si l'esprit
observateur de quelque sage pouvait passer d'un siècle
dans un autre pour comparer entre elles les
manifestations les plus remarquables de la civilisation,
il trouverait là beaucoup à voir. Il se sentirait
nécessairement transporté tout-à-coup dans un milieu
plus chaud, tel qu'un nageur qui, dans un lac, s'approche
du courant d'une source chaude; elle doit jaillir d'un
niveau plus profond, se dit-il, les eaux environnantes ne
suffisent point à l'expliquer, et les terrains où elle
prend naissance sont situés plus près de la surface.
C'est dans ce sens que tous ceux qui vont prendre part
aux fêtes de Bayreuth seront considérés comme
n'appartenant point a leur époque. Ils se sont créé
leur patrie autrepart que dans le temps présent, ils
trouvent autrepart leur raison d'être et leur
justification. Quant à moi j'ai toujours mieux compris
que l'homme "cultivé," en tant qu'il n'est en
toutes choses que le produit de ce temps, ne peut toucher
qu'au moyen de la parodie à tout ce que Wagner fait et
pense — et tout ceci a été parodié en effet
— et que, de même pour ce qui regarde l'évènement
de Bayreuth, il ne veut le contempler qu'à la lueur de
la lanterne fort peu magique de nos ingénieux
journalistes. Encore faut-il s'estimer heureux s'ils s'en
tiennent à la parodie. Il se dégage par cette dernière
un esprit d'éloignement et d'animosité qui serait
capable d'avoir recours à des moyens et à des voies
bien autrement dangereuses, et qui a déjà su les
trouver à l'occasion. Cette rigueur et cette tension
extraordinaire des contrastes n'échapperait pas non plus
au sage observateur dont nous parlions plus haut. Le fait
qu'un individu isolé puisse réussir à créer quelque
chose de complètement neuf dans le cours d'une vie
normale, peut bien révolter tous ceux qui sont
convaincus, comme d'une espèce de loi morale, que tout
développement doit être successif. Ils sont lents
eux-mêmes, et exigent de la lenteur chez les autres; et
là ils voient un homme qui s'avance rapidement, ils ne
savent pas comment il s'y prend, et ils lui en veulent
pour cela. Pour une entreprise comme celle de Bayreuth il
n'y eut ni indices, ni transition, ni accomodements;
Wagner seul connaissait et le but et le long chemin qui
pouvait y conduire. Dans le royaume de l'art ce fut comme
un premier voyage autour du monde; voyage a la suite
duquel fut découvert, à ce qu'il paraît, non seulement
un art nouveau, mais l'art lui-même. Tous les arts
modernes, dénoncés par là comme arts de luxe ou
affaiblis par un isolement exclusif, ont perdu la moitié
de leur valeur. Il en est de même pour les incertaines
et incohérantes notions sur l'art pur que nous avons
puisées chez les Grecs; elles appartiennent à l'oubli,
à moins qu'elles ne continuent à luire par elles-mêmes
tout en subissant une nouvelle interprétation. Pour un
grand nombre de choses, le moment est venu de mourir; car
ce nouvel art est un prophète, et il voit s'approcher
une ruine qui menace plus que les arts. Sa main levée en
signe de danger doit troubler profondément toute notre
civilisation actuelle au moment où se taisent toutes les
risées qu'elle a soulevées par ses parodies.
Laissons-la donc jouir du peu de temps qui lui reste pour
le rire et la joie.
Quant à nous, les disciples de l'art ressuscité,
nous aurons le temps et la volonté pour être sérieux,
profondément sérieux! Toutes les paroles et le bruit
que la civilisation a fait entendre jusqu'à présent sur
l'art doivent nous faire l'effet d'un empressement
indiscret. Tout nous fait un devoir du silence, du
silence dont les Pythagoriciens faisaient voeu pour cinq
ans. Qui de nous n'a souillé ses mains et son coeur à
l'idolâtrie honteuse de la culture moderne? Qui pourrait
se passer des eaux lustrales? Qui pourrait ne pas
entendre la voix qui lui crie: fais silence et sois pur?
Fais silence et sois pur! Le mérite seul de compter
parmi ceux qui prêtent l'oreille a cette voix nous
accordera aussi le grand regard dont nous avons besoin
pour contempler l'évènement de Bayreuth; et de ce
regard seul dépend le grand avenir de cet
évènement.
Lorsqu'en ce jour de Mai de l'année 1872 la pierre
fondamentale eut été posée sur la colline de Bayreuth,
le ciel était sombre et la pluie tombait par torrents;
Wagner monta en voiture avec quelques uns de nous pour
regagner la ville; il se taisait, et son long regard, qui
semblait replié sur lui-même, lui donnait une
expression que les paroles ne sauraient rendre. Ce jour
là, il entrait dans sa soixantième année, et tout ce
qui l'avait précédée n'avait servi qu'a préparer
cette heure. On sait qu'au moment d'un grand danger ou
d'une décision importante pour leur existence, certains
individus peuvent, au moyen d'une vue intérieure
infiniment accélérée, faire repasser devant eux leur
vie entière et en reconnaître avec une rare précision
les détails les plns éloignés comme les plus
rapprochés. Qui pourrait nous dire ce qui se déroula
devant l'imagination d'Alexandre-le-Grand lorsqu'il fit
boire l'Asie et l'Europe dans la même coupe? Mais ce que
Wagner vit en lui-même en ce jour — comment il se
développa, ce qu'il est, ce qu'il sera — nous, ses
plus proches, nous pouvons jusqu'à un certain point le
revoir une seconde fois; et ce n'est qu'avec l'oeil de
Wagner que nous pourrons nous-mêmes comprendre sa grande
oeuvre, et, à l'aide de cette compréhension, nous
porter garants de sa fécondité.
II
Il y aurait lieu de s'etonner si ce que quelqu'un sait
le mieux et fait le plus volontiers ne se retrouvait pas
en empreintes visibles dans toutes les phases de son
existence. Bien plus, chez des hommes remarquablement
doués, la vie ne présentera pas seulement l'image du
caractère comme c'est le cas chez tout le monde, mais
avant tout l'image de l'intelligence et de ses aptitudes
les plus personnelles. La vie du poète épique tiendra
de l'épopée — comme ceci, soit dit en passant, est
le cas de Goethe en qui les Allemands se sont habitués
bien a tort a voir surtout le poète lyrique. — La
vie du poète dramatique tiendra du drame.
L'élément dramatique ne peut être méconnu dans le
développement de Wagner, du moment où sa passion
dominante prend conscience d'elle-même et s'empare de
son être tout entier. A partir de là il n'a plus rien
à faire avec les tâtonnements, les errements, avec
l'exubérance des rejetons; et partout dans ses voies et
ses transformations les plus inégales, dans les courbes
souvent fantastiques de ses plans, règne une loi, une
volonté unique qui suffit a les expliquer, quelque
singulières que sembleront souvent ces explications.
Cependant il y eut dans la vie de Wagner une période
pour ainsi dire pré-dramatique: son enfance et sa
jeunesse qu'on ne peut aborder sans rencontrer de
nombreux problèmes. Rien encore ne le fait présager lui-même;
et ce qu'on pourrait peut-être aujourd'hui interprèter
dans son passé comme un présage se trouve être un
assemblage de qualités qui inspirent bien plutôt des
craintes que des espérances: un esprit d'inquiétude,
d'irritation, une hâte nerveuse a saisir mille choses,
un plaisir passionné pour un état d'âme exalté,
presque maladif, un retour brusque et spontané du
silence et du recueillement le plus intime vers le bruit
et la violence! Il ne fut point entravé de bonne heure
par l'exercice rigoureux d'un art particulier
héréditaire dans sa famille. La peinture, la poésie,
la musique, l'art du comédien étaient à sa portée
comme les études et la carrière d'un savant; qui
n'aurait regardé qu'à la surface, eût pu le croire né
pour le dilettantisme. La petite patrie entre les limites
de laquelle il grandit n'était point de celles qu'on
voudrait souhaiter à un artiste. Il eut peine a
échapper à la fâcheuse disposition d'un esprit voulant
goûter de toutes choses, comme à la vanité, compagne
de la diversité du savoir, qu'on rencontre dans les
villes savantes. Chez lui le sentiment facile à exciter
n'était appaisé que superficiellement. Aussi loin que
s'étendaient les regards du jeune homme, il se voyait
entouré de moeurs singulièrement prudentes, mais
actives, avec lesquelles le brillant théâtre formait un
contraste ridicule, les sons entraînants de la musique
un contraste incompréhensible. En général, celui qui
sait comparer s'étonne toujours qu'il soit si rare de
voir l'homme moderne, lorsqu'il est doué de talents
remarquables, posséder dans la période de l'enfance et
de la jeunesse la qualité de la naïveté, le sentiment
simple et naturel de son individualité; et combien il
lui est difficile de le posséder. Et l'on verra même
que des hommes rares qui. comme Goethe et comme Wagner,
arrivent a la naïveté la possèdent à présent plutôt
dans l'âge mûr que dans celui de l'enfance et de la
jeunesse. L'artiste surtout, doté en naissant d'une plus
forte mesure de la puissance d'imitation, sera forcé de
subir l'énervante diversité de l'existence moderne
comme on subit les inévitables maladies de l'enfance.
Comme enfant et comme jeune homme il ressemblera plutôt
a un vieillard qu'à lui-même. Le type si
merveilleusement fidèle du jeune homme, le Siegfried de
l'Anneau du Niebelung, ne pouvait être conçu que par un
homme, et même par un homme qui n'a vu fleurir que tard
sa propre jeunesse. L'âge mûr de Wagner fut tardif
comme sa jeunesse, de sorte qu'en ceci au moins il est le
contraire d'une nature ayant tout anticipé.
Avec l'apparition de sa virilité intellectuelle et
morale commence aussi le drame de sa vie. Et comme le
spectacle en est alors changé! Sa nature paraît
simplifiée d'une manière effrayante, partagée en deux
instincts ou sphères. Tout au fond bouillonne une
volonté ardente, avide de domination, cherchant comme un
torrent rapide à se faire jour a travers tous les
sentiers, tous les ravins, toutes les cavités. Seule une
force complètement libre et pure était capable de
montrer a cette volonté la voie qui mène à tout ce
qu'il y a de bon et de bienfaisant. Combinés avec une
intelligence étroite, les desirs tyranniques et
illimités d'une telle volonté auraient pu devenir
fatals; dans tous les cas il était nécessaire qu'un
passage fût promptement trouvé vers la plaine, et que
l'air pur et la lumière pussent pénétrer dans les
profondeurs. Lorsqu'elle est condamnée à constater tous
les jours son impuissance, une forte aspiration rend
méchant. L'insuffisance des efforts peut quelquefois
tenir aux circonstances, à l'inflexibilité du sort, et
non au manque de force; mais le coeur de celui qui ne
peut renoncer à son aspiration, malgré l'insuffisance
de ces efforts, ne tarde pas à s'ulcérer et devient par
conséquent irritable et injuste. Quelquefois il cherche
dans les autres les raisons de son manque de succès; il
peut même dans des accès de haine passionnée traiter
le monde entier en coupable. Souvent aussi il s'isole
fièrement sur des chemins détournés, ou s'adonne à la
violence. Et c'est ainsi que des natures désireuses du
bien peuvent devenir farouches dans leur marche vers le
bien. Même parmi ceux qui ne recherchèrent que leur
propre purification morale, parmi des cénobites et des
moines, on trouve de ces malheureux qui, pour avoir
échoué dans leurs efforts, sont devenus ainsi
farouches, profondément malades, et minés et rongés
par l'amertume. Il y avait un esprit plein d'amour et de
douce persuasion, d'une bonté, d'une tendresse infinies,
ennemi de toute violence, de toute immolation de
soi-même, de tout esclavage; et ce fut Celui-ci qui se
manifesta à Wagner. Il s'abaissa vers lui comme un ange
consolateur, il l'enveloppa de ses ailes, il lui montra
sa voie. Dès lors, l'autre sphère de la nature de
Wagner devient visible pour nous; mais comment la
décrire?
Les créations d'un artiste ne sont pas sa propre
image, mais l'ordre dans lequel se succèdent les
créations, auxquelles il a mis tout son coeur donne
pourtant quelques indications sur l'artiste lui-même.
Qu'on se représente en esprit Rienzi, le Holländer et
Senta, Tannhäuser et Elisabeth, Lohengrin et Eisa,
Tristan et Marke, Hans Sachs. Wotan et Brünhilde; toutes
ces figures sont reliées entre elles par une même
source son terraine de perfectionnement et
d'accroissement moral dont les eaux s'épurent toujours
plus en avançant — et ici nous nous trouvons,
pleins d'une réserve respectueuse, en face d'un des plus
intimes développements de l'âme de Wagner. Chez quel
artiste voyons-nous quelquechose d'analogue dans des
proportions aussi vastes? Les créations de Schiller,
depuis les Räuber jusqu'à Wallenstein et Tell, suivent
une voie semblable de perfectionnement successif, et nous
éclairent aussi jusqu'à un certain point sur le
développement de leur auteur; mais chez Wagner la
proportion est plus grandiose, la carrière parcourue est
plus longue. Tout y a part à cet épurement et sert à
l'exprimer; non seulement le mythe, mais la musique. Je
ne connais pas de musique plus morale que celle de
l'Anneau du Niebelung; là, par exemple, où Brünhilde
est réveillée par Siegfried. Là, Wagner s'élève à
une hauteur, à une sainteté de sentiment telles que
nous pensons involontairement aux reflets vermeils du
soleil couchant sur la neige immaculée des sommets des
Alpes, tant la nature qui s'y révèle est pure,
solitaire, inaccessible, exempte de passion, inondée
d'amour; les nuées et les orages, le sublime même, sont
au-dessous d'elle. Si de cette hauteur nous regardons en
arrière vers le point de départ, le Tannhäuser et le
Hollânder, nous comprenons comment l'homme se développa
dans Wagner: comme ses commencements furent obscurs et
agités, avec quelle impétuosité il rechercha la
satisfaction de ses goûts, la puissance, les plaisirs
enivrants, et comme il les fuyait souvent avec dégoût,
comme il aspirait à jeter loin de lui son fardeau,
aspirait à l'oubli, au doute, au sacrifice — le
fleuve tout entier de son activité se précipitait
tantôt dans une vallée, tantôt dans une autre, et
s'enfonçait dans les plus sombres ravins; — puis
dans la nuit de ces efforts souterrains, bien loin
au-dessus de lui, apparut une étoile à l'éclat
mélancolique; dès qu'il la reconnut, il la nomma: Fidélité,
oubli de soi par fidélité! Pourquoi sa lumière
lui parut-elle plus claire et plus pure que tout au
monde? Quel sens mystérieux renferme pour lui ce mot de
fidélité? Car sur tout ce qu'il a pensé et composé il
a gravé l'image et le problème de la fidélité; ses
oeuvres renferment une série presque complète de ses
manifestations les plus belles et les plus rares: la
fidélité du frère pour la soeur, de l'ami pour l'ami,
du serviteur pour son maître; d'Elisabeth pour
Tannhäuser, de Senta pour le Holländer, d'Elsa pour
Lohengrin, d'Isolde, de Kurvenal et de Marke pour
Tristan, de Brünhilde pour les voeux les plus secrets de
Wotan — et tant d'autres encore. C'est l'expérience
la plus primitive, la plus personnelle que Wagner
constate en lui-même et qu'il révère comme un saint
mystère; c'est elle qu'il cherche à exprimer par le mot
de fidélité; elle qu'il ne se lasse point de
personnifier, de vivifier de mille manières, lui
consacrant dans la plénitude de sa reconnaissance ses
meilleurs trésors et la plus pure essence de son art;
c'est enfin cette merveilleuse conviction que l'une des
deux sphères de sa nature est restée fidèle à
l'autre, que la sphère créatrice, innocente, lumineuse,
a gardé la foi d'un amour libre des plus
désintéressés, à celle qui était sombre, indomptable
et tyrannique.
III
L'équilibre entre ces deux forces constituantes, le
dévouement de l'une à l'autre, produisait la contrainte
nécessaire qui le rendait seule capable de rester
complet et bien lui-même. C'était en même temps la
seule chose qui ne fût pas en son pouvoir, qu'il ne pût
qu'observer et accepter, tandis que les sollicitations a
l'infidélité et les dangers dont elle le menaçait
l'environnaient d'une manière toujours plus pressante.
Et l'incertitude est une source abondante de souffrances
pour celui qui est en voie de développement! Chacun de
ses instincts tendait a outre-passer toutes les bornes;
chacune de ses aptitudes à jouir de l'existence voulait
se satisfaire séparément; plus elles étaient
nombreuses et plus le tumulte était fort, plus leurs
rencontres étaient hostiles. Puis la vie, le hasard
irritaient à leur tour; le pouvoir, l'éclat, le désir
ardent du gain; plus souvent encore c'était la cruelle
nécessité qui l'oppressait, la nécessité de vivre
d'une manière ou d'une autre; partout des entraves et
des pièges. Comment serait-il possible de se rester
fidèle ici, de se conserver tout entier? Ce doute
l'accablait souvent et s'exprimait alors comme un artiste
exprime ses doutes, par des créations artistiques.
Elisabeth ne peut que souffrir, prier et mourir pour
Tannhäuser; elle sauve l'inconstant par sa fidélité,
mais ce n'est pas pour cette vie. Tout se passe d'une
façon dangereuse et désespérée dans la carrière de
tout artiste véritable jeté sur l'arène des temps
modernes. Il peut arriver au pouvoir et aux honneurs de
différentes manières; le repos et le contentement sont
souvent a sa portée, mais toujours sous la forme sous
laquelle l'homme moderne les connaît, et sous laquelle
ils doivent se changer pour l'artiste sincère en une
vapeur étouffante. Dans cette tentation et dans la
résistance à cette tentation résident également des
dangers pour lui; dangers dans la répugnance qu'il
éprouve pour les moyens modernes de se procurer en même
temps des jouissances et de la considération; dangers,
enfin, dans la colère qui se tourne contre toutes les
satisfactions égoïstes dans le goût des hommes
actuels. Qu'on se représente Wagner remplissant un
emploi — et il eut à exercer la charge de maître
de chapelle à différents théâtres de ville et de
cour. — Qu'on essaie de comprendre ce qu'éprouve
l'artiste sérieux qui veut introduire forcément le
sérieux là où les institutions modernes sont érigées
avec une légèreté presque préméditée, et ne se font
pas défaut d'exiger de la légèreté de la part de ceux
qui les soutiennent. Qu'on essaie de comprendre ce qu'il
éprouve lorsqu'il y réussit en partie tout en échouant
toujours dans l'ensemble, lorsque le dégoût s'empare de
lui et qu'il cherche à fuir, lorsqu'il ne trouve point
de refuge et se voit toujours forcé de revenir comme un
des leurs vers les Bohémiens et les bannis de notre
société civilisée. Quand il brise les liens qui le
retenaient a une position, il en trouve rarement une
meilleure; quelquefois même il tombe dans la plus
profonde détresse. C'est ainsi que Wagner changea de
villes, de compagnons, de pays, et lorsqu'on connaît les
prétentions et les entourages au milieu desquels il se
trouvait, on a peine a comprendre qu'il les ait toujours
supportés un certain temps. La plus longue moitié de sa
vie fut oppressée par une atmosphère pesante; il semble
qu'il n'espérait plus en général. mais seulement du
jour au lendemain; ce qui fait qu'il ne désespéra pas
complètement tout en n'ayant plus la foi en l'avenir. Il
dut souvent ressentir ce qu'éprouve un voyageur marchant
durant la nuit, brisé de fatigue, courbé sous un lourd
fardeau, et néanmoins fiévreusement excité; l'idée
d'une mort subite n'était plus alors à ses yeux une
épouvante, mais un fantôme séduisant, désirable. Oh!
voir disparaître à la fois le fardeau, le chemin, et la
nuit! c'était une puissante séduction. Maintes fois il
recommença sa vie avec cette espérance au jour le jour,
laissant derrière lui tous les fantômes. Mais la
manière dont il le faisait dépassait presque toujours
les bornes; preuve que sa foi en cette espérance
n'était ni ferme ni profonde, et servait seulement à
l'étourdir. La disproportion entre ses aspirations et
son impuissance partielle ou complète à les satisfaire,
se changeait pour lui en aiguillon douloureux; excitée
par des privations continuelles, son imagination
s'égarait dans des excès lorsque celles-ci venaient à
cesser. Sa vie devenait de plus en plus compliquée, mais
les moyens, les expédients qu'il découvrait dans son
art étaient aussi de plus en plus hardis et fertiles en
inventions, tout en n'étant au fond que des pis-aller
dramatiques, des motifs mis en avant qui trompent un
moment et ne sont inventés que pour un moment. Ils sont
en un clin d'oeil à sa portée et tout aussi vite usés.
Envisagée de près et sans affection, la vie de Wagner,
pour rappeler une pensée de Schopenhauer, tient beaucoup
de la comédie et même d'une comédie singulièrement
grotesque. Quel effet devait produire durant certaines
périodes la conscience d'un grotesque manque de dignité
de sa vie sur le sentiment de l'artiste qui, plus
qu'aucun autre, semble ne respirer librement que dans les
régions les plus hautes et les plus sublimes! —
Ceci donne beaucoup à penser!
Au milieu de cette activité pour laquelle seule une
description détaillée pourrait inspirer le degré de
pitié, de frayeur et d'admiration qu'elle mérite, se
développe un talent pour s'instruire
extraordinaire même parmi les Allemands, le peuple
instruit par excellence; et de ce talent résulte un
nouveau danger, plus grand même que celui d'une vie en
apparence errante et déracinée, entraînée ça et la
par des illusions inquiètes. D'un novice essayant ses
forces, Wagner devint sous tous les rapports un maître
de la musique et du théâtre, et un inventeur fécond
dans chacune des conditions techniques préliminaires.
Personne ne lui contestera plus la gloire d'avoir fourni
le modèle suprême pour l'art de la grande déclamation.
Mais il devint encore bien plus que cela, et pour devenir
ce qu'il est il ne put pas plus que d'autres se dispenser
d'acquérir par l'étude le plus haut degré de culture.
Et comme il étudia! C'est une jouissance de l'observer.
De tous côtés les matériaux s'amoncellent autour de
lui, et en lui, et plus l'édifice devient imposant, plus
s'élargit et s'élève la voûte de sa pensée dominante
et régulatrice. Et pourtant, peu d'hommes eurent à
lutter contre tant de difficultés pour arriver jusqu'aux
avenues des sciences, et des arts spéciaux; souvent
même il fut forcé d'improviser ces avenues. Le
rénovateur du drame simple, l'inventeur du rang dû aux
arts dans la vraie société humaine, l'interprète
inspiré des méditations antiques, le philosophe,
l'historien, l'esthétique et le critique Wagner, le
maître de la langue, le mythologiste et poète mythique
qui le premier renferma ces belles et merveilleuses
productions d'une imagination primitive dans un seul
Anneau sur lequel il grava les runes de sa pensée —
quelle abondance de savoir ne dût-il pas rassembler et
embrasser pour devenir tout cela! Et pourtant cet
ensemble étouffa aussi peu sa volonté d'action que les
détails les plus attrayants ne réussirent à l'en
distraire. Pour apprécier la rareté d'une telle
conduite, prenons Goethe comme point de comparaison,
Goethe ce grand contraste de Wagner, qui, sous le double
point de vue d'étudiant et de savant, peut être
comparé à un fleuve riche en affluents qui ne porte
point toutes ses eaux à la mer, mais en perd au moins la
moitié dans les ondulations de son cours. Il est vrai
qu'une nature comme celle de Goethe recueille plus de
satisfaction et en procure plus; elle exhale comme une
douce et noble prodigalité; tandis que le cours puissant
du fleuve de Wagner pourrait bien effrayer et rebuter.
Mais que d'autres s'effraient s'ils veulent! quant à
nous, nous serons d'autant plus courageux puisque nos
yeux ont pu voir le héros qui n'a pas appris la peur,
pas plus à l'égard de la civilisation moderne qu'en
toute autre chose.
Il n'apprit pas plus à trouver le repos dans les
études historiques et la philosophie, et à s'approprier
ce que leurs effets ont de merveilleusement calmant et
d'opposé à toute action ou initiative. L'étude et la
culture ne détournèrent l'artiste ni du travail ni de
la lutte. Dès que la force créatrice s'empare de lui,
l'histoire se transforme entre ses mains en une argile
mobile. Sa position vis-à-vis d'elle devient alors toute
différente de celle des autres savants, et ressemble
bien plutôt à celle qu'occupait le Grec vis-à-vis de
ses mythes, ceux-ci étant l'objet qu'on façonne et
qu'on idéalise avec amour et une sorte de crainte
pieuse, mais pourtant avec le droit souverain du
créateur. Et précisément parce que l'histoire est pour
lui plus flexible et plus changeante qu'un rêve, il lui
est possible de concentrer dans un évènement
particulier le type caractéristique d'une époque
entière, et d'atteindre ainsi à un degré de vérité
dans l'exposition auquel l'historien ne peut jamais
atteindre. La forme et l'esprit distinctifs du moyen-âge
chevaleresque ont-ils jamais passé aussi complètement
dans une composition quelconque comme c'est le cas dans
Lohengrin? Et les Meistersinger ne parleront-ils pas
encore de l'esprit allemand aux temps les plus
éloignés, ne feront-ils pas plus que d'en parler, ne
seront-ils pas eux-mêmes un des fruits les plus mûrs de
cet esprit qui veut toujours réformer mais non
résoudre, et qui n'a point oublié, au sein de ses
faciles jouissances, de pratiquer ce noble
mécontentement, source de toute action régénératrice?
C'est vers cette espèce de malaise, de
mécontentement, que Wagner se sentit toujours plus
porté par ses études historiques et philosophiques. Il
sut non seulement y trouver ses armes et un bouclier,
mais avant tout le souffle inspirateur qui plane sur les
tombeaux des grands combattants, des grands penseurs et
des grands affligés. L'on ne peut en rien se distinguer
autant de la génération actuelle que par l'emploi qu'on
fait des études historiques et de la philosophie. Comme
elles sont ordinairement comprises aujourd'hui, le»
premières semblent avoir reçu la mission de laisser
respirer l'homme moderne qui marche haletant vers son
but, de sorte qu'il se sente pour ainsi dire débarrassé
de ses harnais. Ce que signifie Montaigne considéré
individuellement au milieu de l'agitation de l'esprit de
réformation, un repos en soi-même, une paisible
retraite en soimême, un temps de répit pour reprendre
haleine, — et c'est bien ainsi que le comprit
Shakespeare, son meilleur lecteur, — voilà ce que
signifient les études historiques pour l'esprit moderne.
Si, depuis un siècle, les Allemands se sont
particulièrement occupés des études historiques, cela
prouve qu'ils sont au milieu du mouvement de la société
nouvelle la force calmante, ralentissante, retardatrice;
ce que quelques uns interprèteront peut-être comme une
louange en leur faveur. Mais en somme, c'est un indice
dangereux de voir les efforts intellectuels d'une nation
se tourner de préférence vers le passé; c'est un signe
d'énervation, de rechute et d'infirmité, si bien
qu'elle est exposée par là de la manière la plus
dangereuse à toutes les fièvres contagieuses, telles
que la fièvre politique entre autres. Dans l'histoire de
l'esprit moderne, nos savants sont les représentants
d'un pareil état de faiblesse en opposition constante
avec tous les mouvements réformateurs et
révolutionnaires; ils ne se sont pas imposé la plus
noble des missions, mais ils se sont assuré une espèce
particulière de paisible bonheur. A la vérité, chaque
démarche indépendante et courageuse passe à côté
d'eux, tout en ne passant nullement a côté de
l'histoire elle-même! Celle-ci tient en réserve de tout
autres forces, comme le pressentent des natures telles
que Wagner; mais elle a besoin avant tout d'être écrite
une fois dans un sens beaucoup plus sérieux et plus
sévère, par une âme vraiment puissante, et non plus
d'une manière optimiste comme par le passé; tout
autrement donc que les savants allemands ne l'ont
traitée jusqu'à présent. Il règne dans tous leurs
ouvrages quelque chose de flatteur, de soumis, de
satisfait; et le cours des choses a leur approbation.
C'est déjà beaucoup quand l'un d'eux donne à entendre
qu'il n'est satisfait que parce que les choses auraient
pu tourner plus mal; la plupart d'entre eux croient
involontairement que tout s'est passé pour le mieux. Si
l'étude de l'histoire n'était pas toujours une
théodicée chrétienne déguisée, si elle était
écrite avec plus de justice et plus d'ardeur
sympathique, elle serait vraiment loin de pouvoir rendre
les services auxquels on l'emploie maintenant: comme
narcotique contre toute tendance révolutionnaire et
novatrice. Il en est de même de la philosophie, de
laquelle la plupart ne veulent apprendre qu'à concevoir
les choses à peu près — à peine à peu près
— pour en prendre ensuite leur parti. Ses
représentants les plus nobles eux-mêmes mettent si bien
en relief son influence calmante et consolante que les
paresseux et les passionnés du repos peuvent bien se
faire l'illusion qu'ils recherchent la même chose que la
philosophie. Néanmoins, la question principale de toute
philosophie me paraît être celle de savoir à quel
point les choses ont une forme et un caractère
immuables, pour pouvoir ensuite, lorsque cette question
aura été résolue, poursuivre avec une bravoure à
toute épreuve l'amélioration de ce qui dans le monde
sera reconnu susceptible de changement. C'est ce
qu'enseignent aussi les vrais philosophes par leurs
propres actions en travaillant à améliorer le
discernement si modifiable des hommes, et en ne gardant
pas leur sagesse pour eux seuls. C'est ce qu'enseignent
aussi les vrais disciples des vraies philosophies qui,
comme Wagner, savent en extraire précisément, non des
narcotiques, mais une décision plus forte et
l'inflexibilité de leur volonté. Là où l'activité de
Wagner est la plus puissante et la plus héroïque, il
est aussi le plus philosophe. Et c'est en sa qualité de
philosophe qu'il traversa sans peur non seulement la
fournaise ardente de différents systèmes
philosophiques, mais aussi les vapeurs de la science et
de l'érudition, et resta fidèle à la plus noble
moitié de lui-même qui exigeait de sa nature si
multiple des oeuvres d'ensemble, et qui le poussait
à souffrir et à s'instruire afin de pouvoir les
accomplir.
IV
L'histoire du développement de la culture depuis les
Grecs est assez courte quand on considère la longueur
réelle du chemin qu'elle a parcouru, et qu'on ne tient
pas compte de ses haltes, de ses rechutes, de ses
hésitations, de ses détours. L'hellénification du
monde, et, pour rendre celleci possible,
l'orientalisation de l'hellénisme, — cette double
mission du grand Alexandre — est encore toujours le
dernier évènement d'importance; et la vieille question
de savoir si une civilisation étrangère est réellement
transmissible, est encore toujours le problème que les
modernes s'efforcent en vain de résoudre. L'action
alternative et combinée de ces deux agents a
particulièrement influencé le cours de l'histoire.
Ainsi le christianisme, par exemple, se présente comme
un fragment d'antiquité orientale que l'humanité a
complété par la pensée et réalisé dans ses actes
jusque dans les détails les plus minutieux. Lorsque son
influence eut commencé à diminuer, ce fut l'esprit
hellénique qui regagna du pouvoir; nous sommes témoins
de phénomènes si étranges qu'ils seraient
inexpliquables et absolument dépourvus de fondement si
l'on ne pouvait, en franchissant un immense espace de
temps, les relier aux analogies grecques. Il y a ainsi
entre Kant et les Eléatiques, entre Schopenhauer et
Empédocle, entre Eschyle et Richard Wagner, de tels
rapprochements, de telles parentés, qu'on y peut presque
toucher du doigt le caractère relatif de toutes les
notions qui se rapportent au temps; on dirait presque
qu'il existe entre certaines choses une relation
nécessaire, et que le temps qui les sépare en apparence
n'est au fond qu'un nuage qui nous empêche de distinguer
les lois de ce rapport. L'histoire des sciences exactes
surtout réveille en nous l'impression que nous pourrions
bien nous trouver maintenant aussi rapprochés que
possible du monde alexandrin-grec, et que le pendule de
l'histoire pourrait bien osciller de nouveau vers le
point d'où il prit autrefois son élan vers des espaces
mystérieux et indéfinis. L'image de notre monde actuel
n'est nullement nouvelle; celui qui connaît l'histoire y
retrouve toujours plus les traits familiers d'un visage
connu. L'esprit de la culture hellénique est infiniment
dispersé dans notre époque; et tandis que des forces
variées se pressent de tout part, et que les résultats
des sciences et des aptitudes modernes deviennent des
matières d'échange, on voit reparaître comme une pâle
vision dans un crépuscule lointain la noble image de
l'hellénisme. Suffisammant orientalisé, le monde aspire
de nouveau à l'hellénification; mais celui qui voudrait
contribuer a la réalisation de ce désir aurait besoin
de promptitude et du talon ailé du messager des dieux
pour rassembler les fragments si divers et si dispersés
des sciences, les mondes si peu homogènes du talent, et
pour en parcourir et en dominer le champ si vaste dans
toute son étendue. Il est donc maintenant nécessaire
qu'une génération d'Anti-Alexandres se lève
douée de la force suprême de concentrer et de relier,
d'attirer à soi les fils isolés du tissu, afin
d'empêcher qu'ils ne soient dispersés à tous les
vents. Il ne s'agit plus maintenant de trancher le noeud
gordien de la culture grecque comme le fit Alexandre, de
manière que les extrémités s'en dispersèrent dans
toutes les directions; il s'agit de renouer ce qui a
été tranché. Je reconnais dans la personne de
Wagner un de ces Anti-Alexandre. Il le possède le secret
de réunir ce qui était isolé, faible et inactif; on
peut dire qu'il dispose d'une force de concentration,
et sous ce rapport, il est une des plus grandes
puissances civilisatrices de son temps. Il domine les
arts, les religions, les différentes histoires
nationales, et n'en est pas moins tout le contraire d'un
polymathe, d'un esprit qui ne sait que rassembler et
classer des matériaux; car il est l'artiste puissant qui
les transforme et leur donne la vie, un simplificateur
du monde. On ne se laissera pas détourner de cette
idée en comparant cette mission générale que lui a
dictée son génie avec l'autre tâche plus rapprochée
et plus limitée à laquelle on pense maintenant tout
d'abord lorsqu'on prononce le nom de Wagner. On attend de
lui une réformation du théâtre; mais en supposant que
cette dernière lui réussisse, qu'aurait-on gagné par
là pour sa mission supérieure?
Par là l'homme moderne serait changé et réformé;
tout il est vrai que dans notre société nouvelle tant
tient si nécessairement à l'ensemble que si l'on vient
à en retirer une seule pierre tout l'édifice s'ébranle
et s'écroule. Et ce que nous assumons ici avec une
apparence d'exagération de la réforme de Wagner, on
pourrait l'attendre également de toute autre véritable
réforme. Il n'est pas possible de rendre à l'art
théâtral son efficacité dans toute sa force et toute
sa pureté, sans innover en même temps partout, dans les
moeurs et dans l'état, dans l'éducation et dans les
rapports sociaux. L'amour et la justice étant devenus
puissants sur un point qui serait, dans ce cas, le
royaume de l'art, il est de nécessité absolue qu'ils se
propagent et gagnent du terrain; ils ne peuvent rentrer
dans l'immobilité de leur précédent état de
chrysalide. Même pour comprendre en quoi la place
qu'occupent nos arts dans notre vie est un symbole de la
dégénération de cette vie, en quoi nos théâtres sont
une honte pour ceux qui les bâtissent et ceux qui les
visitent, on est déjà forcé de désapprendre, et de
voir quelque chose de très-extraordinaire, de très
compliqué dans tout ce dont nos moeurs ont fait des
habitudes journalières. Un singulier manque de lucidité
dans le jugement, une passion mal déguisée d'amusement
et de distraction à tout prix, des scrupules érudits,
une affectation du côté des exécutants cherchant à
faire croire qu'ils prennent l'art au sérieux, une soif
brutale du gain du côté des entrepreneurs, platitude et
légèreté d'une société, qui ne pense au peuple que
tant qu'il lui est utile ou redoutable, qui recherche
théâtres et concerts sans qu'ils réveillent jamais en
elle la pensée d'un devoir — tels sont aujourd'hui
les éléments de l'atmosphère lourde et malsaine de nos
institutions. artistiques. Lorsqu'on a fini par s'y
habituer comme notre société bien élevée, l'on peut
facilement se figurer que cette atmosphère est
indispensable à la santé, et se trouver ensuite mal à
son aise lorsqu'une contrainte quelconque nous en prive
pour un certain temps. Il n'existe en effet qu'un seul
moyen pour arriver promptement a reconnaître combien
l'organisation de nos théâtres est vulgaire, et
vulgaire d'une manière particulièrement bizarre: qu'on
la compare avec l'ancienne réalité du théâtre grec!
Si nous ne savions rien des Grecs il n'y aurait
peut-être pas moyen d'attaquer notre état de choses, et
l'on prendrait des objections comme celles qui ont été
pour la première fois largement formulées par Wagner
pour les rêves de gens qui vivent au pays des nuages. On
dirait peut-être: tels que sont les hommes, un art
semblable est digne d'eux et leur suffit, et ils n'ont
jamais été autres qu'ils ne sont! — Mais il est
certain qu'ils ont été autres; et même de nos jours il
se trouve des hommes auxquels les institutions actuelles
ne suffisent pas, et l'entreprise de Bayreuth est là
pour le prouver. La, vous trouvez des spectateurs pleins
de recueillement et d'enthousiasme, l'émotion d'hommes
qui se sentent au comble du bonheur et concentrent dans
ce bonheur leur nature entière pour y puiser la force
d'une impulsion plus vaste et plus élevée. Là, vous
trouvez le dévouement le plus désintéressé de la part
des artistes, et le plus beau de tous les spectacles, le
créateur victorieux d'une oeuvre qui est elle-même une
accumulation de triomphes artistiques. N'est-ce pas une
chose presque merveilleuse de rencontrer de nos jours une
manifestation semblable? Ceux qui sont appelés à y
concourir, comme acteurs ou comme témoins, ne
doivent-ils point être déjà transformés et
renouvelés afin de pouvoir a l'avenir et dans d'autres
sphères transformer et renouveler à leur tour? N'est-ce
point là la vue d'un port après l'immense désert de
l'océan? n'est-ce point là le silence répandu sur les
eaux? — Celui qui quitte, pour retourner aux plaines
et aux bas-fonds si différents de la vie, la profondeur
et la solitude qui dominent ici toutes les impressions,
ne doit-il pas se demander sans cesse comme Isolde:
"Comment ai-je pu le supporter? Comment puisse le
supporter encore?" Et s'il ne peut plus cacher en
égoïste son bonheur et son malheur au-dedans de lui, il
profitera dès lors de chaque occasion pour en rendre
témoignage par ses actes. Où sont-ils ceux qui soufrent
des institutions présentes? se demandera-t-il. Où sont
les alliés naturels avec lesquels nous pouvons lutter
contre la propagation et les empiètements étouffants
des prétentions à la culture? Car jusqu'à présent
— jusqu'à présent au moins — nous n'avons
qu'un seul ennemi, ces esprits soi-disant
"cultivés" pour lesquels le nom de Bayreuth
désigne une de leurs plus grandes défaites. Ils n'ont
point concouru a cette oeuvre, ils étaient furieux
contre elle ou faisaient preuve de cette surdité plus
efficace qui est devenue maintenant l'arme habituelle des
adversaires les plus réfléchis. Mais ceci nous prouve
précisément que leur malice et leur animosité furent
impuissantes à détruire l'esprit de Wagner lui-même et
à entraver l'accomplissement de son oeuvre; il y a plus;
ils ont trahi leur propre faiblesse, et prouvé que la
puissance des dominateurs actuels ne résistera plus à
beaucoup d'attaques. Le moment est venu pour ceux qui
veulent vaincre et conquérir; les royaumes les plus
vastes leur sont ouverts; aussi loin qu'il y a des
possessions, un point d'interrogation fatal s'attache
comme une menace au nom des possesseurs. Ainsi tout
l'édifice de l'éducation entre autres est notoirement
vermoulu, et partout nous rencontrons les individus qui
ont quitté en silence l'édifice menaçant. Que ne
peuton forcer ceux qui sont déjà profondément
mécontents à se déclarer et à se révolter
ouvertement! Que ne peut-on les délivrer de la timidité
de leur mécontentement! Si l'on déduisait de l'ensemble
de notre système d'éducation le renfort de ces natures
silencieusement désapprobatrices, ce serait certes la
perte la plus sensible que l'on pourrait lui faire
éprouver. Parmi les savants, par exemple, ceux-la seuls
resteraient fidèles à l'ancien état de choses qui ont
déjà respiré la contagion des illusions politiques, et
les littéromanes de tout genre. L'engeance désagréable
qui ne se soutient qu'en s'appuyant sur la violence et
l'injustice, sur l'état et la société, et pour
laquelle c'est un avantage de rendre ces derniers
toujours plus méchants et plus arbitraires, cette
engeance, privée de cet appui, n'est que faiblesse et
lassitude; on n'a qu'à la bien mépriser pour la voir
s'évanouir aussitôt. Elle n'est point digne d'effrayer
celui qui combat pour l'avancement de la justice et de
l'amour parmi les hommes; car il ne se verra en face de
ses véritables adversaires que lorsqu'il aura conduit à
bonne fin le combat engagé contre la culture du jour qui
n'est que leur avant-garde.
Pour nous, Bayreuth signifie la consécration au matin
du combat. On ne pourrait guère nous faire plus de tort
qu'en supposant que nous n'ayons que l'art seul en vue;
comme si nous voulions désormais le faire passer pour un
remède salutaire et assoupissant à l'aide duquel on
pourrait se libérer de tous les autres pitoyables
détails de l'existence. Dans l'image que nous présente
le chef-d'oeuvre tragique de Bayreuth nous voyons au
contraire la lutte des individus avec tout se qui
s'oppose a eux sous la forme d'une invincible
nécessité, avec la puissance, la loi, l'usage, la
convention, avec des séries entières d'ordre de choses.
Pour les individus la plus belle vie est de mûrir pour
la mort dans le combat, et de se sacrifier pour la
justice et l'amour. Le regard mystérieux que la
Tragédie tourne vers nous n'est point un charme
énervant et paralysant. Cependant elle exige un certain
repos tant que nous sommes sous l'influence de son
regard. Car l'art ne nous est pas donné pour le moment
même du combat, mais pour les moments de repos qui le
précèdent ou l'interrompent, pour ces instants fugitifs
où, raminant le passé, pressentant l'avenir, nous
comprenons le symbolisme, où, avec l'impression d'une
légère fatigue, un rêve rafraîchissant s'abaisse sur
nous. Le jour et la lutte vont commencer, les ombres
sacrées s'évanouissent, et l'art est de nouveau loin de
nous; mais sa consolation est restée répandue sur
l'homme comme une rosée du matin. Le malheureux ne
rencontre que trop a chaque pas son insuffisance et son
impuissance personnelles; comment trouverait-il le
courage de combattre s'il n'était pas devenu d'abord par
cette consécration quelque chose d'impersonnel! Les plus
grandes souffrances que l'individu peut éprouver, le
manque d'accord sur la vérité parmi les hommes,
l'incertitude des derniers résultats de la science,
l'inégalité des facultés, tout cela fait qu'il a
besoin de l'art. Nous ne pouvons pas être heureux tant
qu'autour de nous tout souffre ou se forge des
souffrances; on ne peut pas être vertueux tant que le
cours des choses humaines est dirigé par la violence, le
mensonge et l'injustice; on ne peut pas même être sage
tant que l'humanité tout entière n'a pas rivalisé
d'ardeur pour acquérir la sagesse, et n'introduit pas le
jeune homme de la manière la- plus sage dans la vie et
dans la science. Comment serait-il donc possible de
supporter le sentiment de cette triple insuffisance si
l'on n'était pas capable de découvrir un sens sublime
dans la nécessité d'aspirer, de combattre, de
succomber; si l'on n'apprenait de la tragédie à prendre
plaisir au rhythme grandiose et a la victime de la
passion. L'art, à la vérité, n'est pas un gouverneur
pour notre conduite immédiate; l'artiste n'est jamais en
ce sens un gouverneur ou un conseiller. Les objets
auxquels aspirent les héros tragiques ne sont pas
indistinctement en eux-mêmes les buts les plus dignes
d'aspiration. Aussi longtemps que nous nous trouvons sous
le charme de l'art, notre appréciation des choses est
altérée comme dans un rêve. Ce que nous trouvons, tant
que dure cet état, tellement désirable que nous
applaudissons au héros qui choisit plutôt la mort que
d'y renoncer, ceci a rarement la même valeur pour la vie
réelle, et est rarement digne des mêmes efforts; et
cela tient précisément à ce que l'art est l'activité
de celui qui se repose. Les luttes qu'il représente sont
des simplifications des véritables luttes de la vie; ses
problèmes sont des abbréviations du problème
infiniment compliqué de l'action et de la volonté
humaines. Mais c'est en ceci que réside la grandeur et
la nécessité absolue de l'art, qu'il fait naître l'apparence
d'un monde simplifié, d'une solution plus prompte du
problème de la vie. Aucun de ceux qui souffrent de la
vie ne peut se passer de cette apparence, comme personne
ne peut se passer de sommeil. Et plus la science des lois
qui régissent la vie devient difficile, plus nous
aspirons à l'apparence de cette simplification, ne
dût-elle durer que quelques instants; plus forte et plus
pénible devient aussi la tension entre la connaissance
générale des choses et la faculté morale de chacun de
nous. Et l'art nous est donné pour empêcher que
l'arc ne se brise.
L'individu doit être transformé en quelque chose
d'impersonnel; voilà ce que se propose la tragédie;
elle veut qu'il désapprenne l'épouvante qu'inspire à
chacun la mort et le temps; car dans le moment le plus
fugitif de son existence il peut lui arriver quelque
chose de saint qui l'emporte infiniment sur toute espèce
de lutte et de souffrance! Et c'est là ce qui s'appelle avoir
le sentiment tragique. Et si toute l'humanité doit
mourir un jour, — et qui voudrait en douter! —
son but, sa mission principale pour les temps à venir
doit être de s'unir, de se fondre en une seule
communauté afin de pouvoir marcher au-devant de sa ruine
imminente comme un ensemble animé du sentiment
tragique. Tout le perfectionnement des hommes est
renfermé comme un germe dans cette mission souveraine;
sa répudiation définitive de la part de l'humanité
serait ce que l'âme du philantrope pourrait contempler
de plus triste. C'est au moins ce que moi j'éprouve! Il
n'y a qu'un seul espoir et une seule garantie pour
l'avenir de ce qui est humain: c'est que le sentiment
tragique ne meure pas. Si les hommes devaient le
perdre un jour complètement, il faudrait faire retentir
des lamentations inouïes sur la terre, tandis qu'il
n'existe pas de joie plus délicieuse que celle de savoir
ce que nous savons — que la pensée tragique a de
nouveau fait son apparition dans le monde. Car cette joie
est bien une joie toute impersonnelle et générale, un
jubilé de l'humanité proclamant la liaison et
l'avancement certains de tout ce qui est humain.
V
Wagner concentra sur la vie
présente et le passé la lumière d'une intelligence
dont le rayon était assez puissant pour projeter la
clarté jusqu'à des distances extraordinaires. C'est
pour cela qu'il est un simplificateur du monde; car la
simplification du monde consiste toujours en ceci, que le
regard de l'homme intelligent domine la masse immense et
inculte d'un chaos apparent et réunit puissamment ce qui
paraissait auparavant dispersé d'une manière
irréconciliable. Wagner atteignit ce but en découvrant
un rapport entre deux choses qui semblaient exister en
dehors l'une de l'autre comme dans des sphères
complètement isolées: entre la musique et la vie, ainsi
qu'entre la musique et le drame. Nous ne voulons pas dire
par là qu'il ait inventé ou créé ces rapports; ils
existent, et se trouvent pour ainsi dire sous les pas de
chacun; car tout grand problème est semblable à la
pierre précieuse que foulent en passant des milliers
d'indifférents avant que l'un d'eux se baisse pour la
ramasser. Comment se fait-il, se demande Wagner, que dans
la vie des hommes modernes un art tel que la musique se
soit développé avec une puissance si incomparable? Pour
voir là un problème, il n'est point nécessaire de
s'être fait par aventure une opinion défavorable de
cette vie moderne; au contraire, lorsqu'on considère
toutes les forces qui sont le propre de cette vie,
lorsqu'on se représente une existence aux aspirations
puissantes luttant pour la conscience de la liberté
et pour l'indépendance de la pensée, la
présence de la musique au milieu de ce monde n'en
paraît que plus énigmatique. N'est-on pas forcé
d'avouer que la musique n'a pu naître d'une époque
semblable! A qui doit-elle donc son existence? A un
hasard? Certes, un grand artiste isolé pourrait bien
être le résultat d'un hasard, mais l'apparition d'une
série de grands artistes telle que nous la révèle
l'histoire de la musique moderne, et telle qu'il ne s'en
produisit qu'une seule fois une semblable, du temps des
Grecs, cette apparition, disons-nous, donne à penser
qu'ici ce n'est pas le hasard mais bien une nécessité
absolue qui fait loi. Et cette nécessité est le
problème dont Wagner nous donne la solution.
D'abord, il sut reconnaître un mal
qui s'étend aujourd'hui aussi loin que le lien de la
civilisation entre les peuples; partout le language est
en souffrance, et l'oppression de cette étrange maladie
se fait sentir à tout le développement humain.
S'éloignant toujours plus des fortes manifestations du
sentiment qu'il avait exprimées à l'origine dans toute
leur simplicité, le language fut constamment forcé de
gravir les derniers degrés auxquels il pût atteindre
afin d'embrasser le monde de la pensée, c'est-à-dire
tout ce qu'il y a de plus opposé au sentiment. Cette
extension démesurée eut pour résultat d'épuiser ses
forces pendant la période relativement si courte de la
nouvelle civilisation, de sorte qu'il n'est plus capable
d'effectuer la tâche unique en vue de laquelle il a
été institué, et qui serait d'aider ceux qui souffrent
à s'expliquer entre eux au sujet des peines les plus
ordinaires de la vie. Dans sa misère l'homme ne peut
plus se faire connaître à l'aide du language; il ne
peut donc plus se communiquer véritablement. Dans cet
état de choses obscurément senti le language est devenu
partout un pouvoir indépendant qui étreint aujourd'hui
les hommes dans ses bras invisibles et les pousse là où
ils ne voulaient point aller; dès qu'ils cherchent à
s'expliquer entre eux, à s'associer pour une oeuvre
quelconque, le délire des notions générales, la
sonorité des mots vient à s'emparer d'eux, et, par
suite de cette incapacité dans les communications
réciproques, les créations qu'ils exécutent en commun
portent toutes le cachet d'un manque-d'entente, en ce
sens qu'elles ne sont point en rapport avec les
véritables besoins qui les ont fait naître, mais
uniquement avec ces notions, ces expressions creuses et
despotiques. Ainsi a toutes ses souffrances l'humanité
ajoute encore la souffrance de la convention,
c'est-à-dire la conformité dans les paroles et les
actions sans la conformité du sentiment. De même que
dans la période décroissante de chaque art il arrive un
moment où l'exubérance maladive de ses expédients et
de ses manifestations acquiert une influence tyrannique
sur l'âme des jeunes artistes et fait d'eux ses
esclaves, on se trouve être aujourd'hui au déclin des
langues l'esclave des mots. Cette contrainte ne permet
plus à personne de se montrer tel qu'il est, de parler
naïvement; et il en est peu, en général, qui
réussissent à sauvegarder leur individualité dans leur
combat avec une culture qui croit prouver son succès,
non en allant au-devant de besoins et de sentiments bien
définis pour les élever en les cultivant, mais en
enlaçant l'individu dans le réseau des "notions
bien définies" et en lui enseignant à penser
juste; comme s'il y avait une importance quelconque à
faire penser et conclure un homme avec justesse si l'on
n'a pas réussi d'abord à faire de lui un être qui sait
sentir juste. Si donc la musique de nos maîtres
allemands résonne au milieu d'une humanité tellement
malade, qu'est-ce qui produit ce résonnement? Rien autre
que le sentiment juste, l'ennemi de toute
convention, de toute aliénation factice, de toute
incompréhensibilité d'homme à homme. Cette musique est
en même temps un retour vers la nature et une
purification et conversion de la nature; car c'est l'âme
des hommes les plus aimants qui a senti l'obligation de
ce retour, et leur art est un écho de la nature
transformée en amour.
Prenons ceci comme l'une des
réponses de Wagner lorsqu'on demande ce que signifie la
musique de notre temps; car il en tient une seconde en
réserve. Le rapport entre la musique et la vie n'est pas
seulement celui d'une espèce de language à une autre,
c'est aussi le rapport du monde parfait de l'ouïe au
monde complet de la vue. Considérée comme un
phénomène pour la vue et comparée aux phénomènes
antérieurs de l'existence, la vie des hommes actuels
présente une pauvreté et un épuisement indicibles,
malgré son indicible variété qui ne peut satisfaire
que le regard le plus superficiel. On n'a qu'à regarder
de plus près, qu'à s'analyser l'effet de cette
bigarrure si agitée; ne croirait-on pas voir la surface
étincellante d'une mosaïque dont les innombrables
parcelles sont toutes empruntées à des civilisations
précédentes? Tout n'est-il pas ici un faste mal placé,
une agitation simulée, une apparence usurpée? N'est-ce
pas un vêtement dérisoire aux lambeaux bariolés offert
à celui qui souffre du froid et de la nudité? Une danse
de joie mensongère demandée à celui qui pleure?
L'expression d'une fierté sans bornes affichée par
celui qui est blessé au coeur? Puis, voilés,
dissimulés par la vitesse de l'incessant tourbillon. une
impuissance monotone, une discorde incessante, un ennui
des plus laborieux, une misère honteuse! La manière
dont l'homme moderne se manifeste n'est plus qu'une
apparence; ce qu'il représente sert bien plutôt à le
dissimuler qu'à le rendre visible; et le reste
d'invention et d'activité artistique qui s'est conservé
chez quelques peuples, comme chez les Français et les
Italiens, n'est employé qu'à favoriser cette
dissimulation. Maintenant, partout où l'on demande de la
"forme," dans la société, dans la
conversation, dans le style, dans les rapports
réciproques des nations, partout on entend
involontairement par là une apparence agréable, ce qui
est l'opposé du vrai sens de forme, la forme étant la
formation de nécessité absolue qui n'a pas à s'occuper
de ce qui est "agréable" ou
"désagréable," précisément parce qu'elle
est nécessaire et non facultative. Mais là aussi où,
pour le moment, les peuples civilisés n'éprouvent pas
un besoin particulier de la forme, on ne possède pas
plus cette formation nécessaire; on n'est seulement pas
aussi heureux, tout en étant aussi zélé, dans la
recherche de l'apparence agréable. Combien l'apparence
est agréable de part et d'autre, et pourquoi chacun doit
trouver son agrément à ce que l'homme moderne s'efforce
au moins de paraître, c'est ce que chacun comprend dans
la proportion dans laquelle il participe lui-même de
l'homme moderne — "Les galériens seuls se
connaissent," — dit le Tasse — "quant a nous,
nous méconnaissons les autres par politesse, afin
qu'ils nous méconnaissent de la même manière."
Et voilà que dans ce monde où
règnent les formes et le désir de se voir méconnu
apparaissent les âmes animées par la musique — et
dans quel but? Elles se meuvent en harmonie avec le
rhythme souverain aux allures indépendantes; pleines
d'une noble loyauté, d'une passion supérieure a toute
personnalité, brûlant de l'ardeur à la fois puissante
et paisible de la musique, elles en sont une source
inépuisable qui déborde incessamment vers la lumière
— et tout ceci, dans quel but?
Par l'entremise de ces âmes
inspirées la musique exprime le désir qu'elle a de sa
soeur légitime, la gymnastique, qui est son expression
nécessaire dans le monde visible; en cherchant à
satisfaire ce désir la musique se transforme en juge de
tout le monde actuel des choses visibles et des
apparences mensongères. Ceci est la seconde réponse de
Wagner à ceux qui demandent ce que la musique signifie
de nos jours. Aidez-moi, dit-il à tous ceux qui savent
entendre, aidez-moi à découvrir la culture que ma
musique, l'expression retrouvée du sentiment juste, fait
présager; pensez que l'âme de la musique veut
maintenant se créer un corps, qu'elle cherche sa voie
pour devenir visible au milieu de vous dans l'ensemble de
vos mouvements, de vos actions, de vos établissements et
de vos moeurs. Il y a des hommes qui comprennent cet
appel, et ils deviendront toujours plus nombreux: ils
comprennent aussi pour la première fois ce que cela
signifie de prendre la musique pour base de l'état
— une chose que les anciens Hellènes avaient non
seulement comprise, mais dont ils s'étaient fait une loi
pour eux-mêmes. Ces mêmes esprits clairvoyants
hésiteront aussi peu à condamner l'Etat dans sa forme
actuelle, que la plupart des hommes le font dès
aujourd'hui à l'égard de l'Eglise. En nous dirigeant
vers ce but si nouveau mais qui n'a pas passé de tous
temps pour quelque chose d'inouï nous sommes amenés à
nous avouer en quoi consiste la lacune la plus humiliante
de notre éducation et la vraie cause de son impuissance
à nous faire sortir de la barbarie: il lui manque l'âme
de la musique comme inspiratrice du mouvement et de la
forme, tandis que les exigences et l'organisation de
l'éducation sont l'oeuvre d'une époque où n'existait
point encore la musique a laquelle nous accordons ici une
confiance si considérable. Notre éducation est ce qu'il
y a de plus arrière dans le temps où nous vivons, et de
plus arrièré précisément par rapport au seul nouvel
élément éducateur qui donne aux hommes d'à présent
un avantage sur ceux des siècles passés, — ou qui
le leur donnerait s'ils consentaient a ne plus vivre en
insensés en proie à la fièvre du moment! Comme
jusqu'à présent leur âme n'a point encore donné asile
à l'âme de la musique, ils n'ont pas non plus conçu
l'idée de la gymnastique dans le sens que les Grecs et
Wagner attachent à ce mot; c'est pourquoi leurs artistes
sont condamnés à rester privés d'espérance aussi
longtemps qu'ils voudront se passer de la musique comme
guide vers un nouveau monde des perceptions visibles. Le
talent peut augmenter à son gré, toujours il vient ou
trop tard ou trop tôt, et toujours mal à propos, car il
est impuissant et superflu puisque même ce que le passé
nous a légué de plus parfait, la forme modèle de nos
artistes, est devenu superflu et presque impuissant à
ajouter une pierre nouvelle à l'édifice commencé. Si
leur imagination n'est pas capable de leur faire
distinguer devant eux des formes nouvelles, s'ils ne
voient constamment que les anciennes qui sont derrière
eux, ils peuvent bien être utiles aux études
historiques, mais non à la vie; ils sont morts avant
d'avoir cessé de vivre. Mais celui qui sent en lui-même
une vie véritable et féconde, — ce qui aujourd'hui
n'a qu'un nom: la musique — pourrait-il un seul
instant céder à l'illusion de fonder des espérances
durables sur quelque chose qui s'épuise a produire des
figures, des formes et des styles. Il est supérieur à
toutes les vanités de ce genre, et ne pense pas plus à
rencontrer des chefs-d'oeuvre plastiques en dehors de ses
expériences idéales, qu'il n'espère voir nos langues
vieillies et effacées produire encore de grands
écrivains. Plutôt que de prêter l'oreille à quelques
consolations chimériques, il tourne un regard courageux
mais profondément désenchanté vers notre état de
choses moderne. Qu'il laisse l'amertume et la haine
remplir son coeur, si ce coeur n'est pas assez tendre
pour la pitié! La méchanceté même et l'ironie sont
préférables à ce qu'il s'abandonne, comme nos
"amis des arts," à une satisfaction trompeuse,
à une paisible ivresse! Cependant, même s'il peut faire
plus que nier et mépriser, s'il peut aimer, s'il peut
souffrir et travailler en commun, il est pourtant forcé
de nier avant tout pour préparer la voie à son âme
généreuse. Pour que la musique dispose un jour le coeur
de beaucoup d'hommes à un pieux recueillement et fasse
d'eux les confidents de ses grands desseins, il faut
premièrement faire cesser tout rapport égoïste avec un
art aussi saint. Il faudra bannir précisément
"l'ami de l'art," ce soutien fondamental de nos
distractions artistiques telles que théâtres, musées
et concerts, la faveur que le gouvernement accorde à ses
désirs aura besoin d'être changée en défaveur,
l'opinion publique qui met un prix tout particulier à
voir inculquer cette amitié de l'art devra être battue
en brèche par un jugement plus sain. En attendant nous
devons regarder même l'ennemi déclaré de l'art
comme un allié véritable et utile puisque son inimitié
n'est dirigée que sur l'art tel que le conçoit
"l'ami de l'art"; il n'en connait pas d'autre!
Qu'on ne l'empêche donc point de reprocher à cet ami de
l'art les sommes follement prodiguées à la construction
de nos théâtres et de nos monuments publics, à
l'engagement de ses chanteurs et acteurs
"célèbres," à l'entretien de ses écoles et
de ses musées des beaux-arts si complètement
infructueux; sans compter ce que chaque famille dépense
pour l'éducation en énergie, en temps et en argent,
dans un but soi-disant "artistique." Il n'y a
là ni faim, ni rassasiement, mais un jeu languissant
avec l'apparence de l'un et de l'autre, inventé par le
vain désir de produire de l'effet et de dérouter le
jugement des autres; ou bien ce qui est pis encore, on
prend l'art plus ou moins au sérieux, et l'on exige
alors de lui la production d'une espèce de faim et de
désir, et l'on s'imagine que sa mission consiste à
produire cette excitation factice. Comme si l'on avait
peur de périr ensuite du dégoût de soi-même et de sa
propre inertie, on conjure tous les mauvais démons pour
se laisser traquer par eux comme un gibier aux abois; on
a soif de souffrance, de colère, de haine,
d'échauffement, de frayeur subite, d'anxiété sans
trêve, et l'on a recours à l'artiste pour évoquer
cette chasse infernale. Dans l'économie spirituelle de
nos hommes cultivés, l'art est un besoin ou
complètement mensonger ou avilissant; ce n'est rien ou
c'est quelque chose de mauvais. L'artiste, le meilleur et
le plus rare, ne voit rien de tout cela, car il est en
proie à une sorte de rêve assoupissant, et répète en
hésitant, d'une voix mal assurée, des paroles belles et
étranges qu'il croit entendre de fort loin mais dont il
ne distingue pas le son assez clairement. Tandis que
l'artiste de trempe tout-à-fait moderne s'avance plein
de mépris pour l'hésitation et les paroles rêveuses de
son noble companion; il tient en laisse toute la meute
glapissante des passions et des horreurs pour la
déchaîner au besoin sur les hommes modernes; car ces
derniers préfèrent être poursuivis, blessés et
déchirés, plutôt que d'être obligés de vivre
paisiblement seuls avec eux-mêmes. Seuls avec
eux-mêmes! Cette pensée répugne aux âmes modernes,
c'est de cela qu'elles ont peur, c'est cela qui est leur
épouvantail.
Lorsque je contemple dans les
grandes villes les milliers d'individus qui passent
devant moi avec l'expression de la hâte ou de l'apathie,
je me dis toujours: ils doivent se sentir mal à l'aise.
Pour tous ceux-ci cependant, l'art n'est là que pour
qu'ils se sentent encore plus mal à l'aise, encore plus
apathiques et plus insensés, ou bien plus agités et
plus avides. Car le sentiment faux les possède et
les tourmente sans relâche et ne permet pas qu'ils
s'avouent leur misère à eux-mêmes. Lorsqu'ils veulent
parler, la convention leur souffle quelque chose à
l'oreille qui leur fait oublier ce qu'ils avaient voulu
dire; veulent-ils se concerter en commun, leur esprit se
trouve paralysé comme par enchantement, de sorte qu'ils
nomment bonheur ce qui est leur malheur, et qu'ils
s'associent entre eux de plein gré pour leur propre
malheur. Ils sont ainsi complètement transformés et
réduits au rôle d'esclaves aveugles du sentiment
faussé.
VI
Je ne montrerai qu'à deux exemples combien le
sentiment a été perverti de notre temps, et combien ce
temps se rend peu compte de cette perversion. Autrefois
on regardait avec une honnête fierté, tout en ayant
besoin d'eux, les hommes qui font le commerce de
l'argent; on se disait que toute société devait avoir
certains organes moins nobles. Maintenant ils sont le
pouvoir dominant dans l'âme de la nouvelle humanité car
ils en sont la partie la plus avide. Autrefois, ce qu'on
méconseillait le plus était de prendre le jour, le
moment trop au sérieux, on recommandait le nil admirari
et le souci des choses éternelles. Maintenant il ne
reste plus qu'une espèce de sérieux dans l'âme
moderne, et il s'applique aux nouvelles qu'apporte le
journal ou le télégraphe. Profiter du moment et le
juger aussi vite que possible pour pouvoir en tirer
parti! On pourrait presque croire qu'il n'est resté de
même aux hommes d'a présent qu'une seule vertu, la
présence d'esprit. Malheureusement c'est bien plutôt en
réalité la toute-présence d'une insatiable avidité et
d'une curiosité sans bornes, de la part de tous. Quant
à savoir si l'esprit est présent
aujourd'hui, — nous laisserons aux juges à venir
qui feront passer les hommes modernes par leur crible, le
soin d'approfondir cette question. Mais cette époque est
vile; ceci, on peut le voir dès à présent, car elle
honore ce que méprisèrent de nobles époques
antérieures. Et maintenant qu'elle s'est appropriée
tout le trésor de la sagesse et de l'art du passé et
qu'elle se pare de ce plus riche de tous les vêtements,
il est clair qu'elle a la conscience pénible de son
avilissement puisqu'elle se sert de ce manteau, non pour
se réchauffer, mais pour donner le change sur
elle-même. Le besoin de feindre et de se dissimuler lui
paraît plus pressant que celui de se protéger du froid.
C'est ainsi que les savants et les philosophes
d'aujourd'hui ne se servent pas de la sagesse des Hindous
et des Grecs pour faire habiter en eux-mêmes la sagesse
et la paix; leurs travaux doivent uniquement contribuer a
procurer à notre époque un faux renom de sagesse. Ceux
qui font leur étude de l'histoire des animaux
s'efforcent de démontrer que les accès de violence
brutale, de ruse et de vengeance auxquels se livrent les
états et les individus dans leurs rapports réciproques
ne sont que des lois naturelles immuables. Les historiens
font des efforts minutieux pour prouver que chaque
époque a son droit particulier et ses conditions
particulières; ils se mettent par là en mesure de
préparer la base d'une apologie des prochaines
ordonnances judiciaires qui seront octroyées a notre
époque. Qu'elle traite de l'état, du peuple, de
l'économie, du commerce ou du droit, la science sous
toutes ces formes assume à présent ce caractère préparâtif
et apologétique; il semble même que la part
d'esprit restée active sans s'user dans les rouages du
grand mécanisme du gain et de la puissance, s'impose la
tâche unique de défendre et d'excuser le présent.
Devant quel accusateur? Se demande-t-on avec
étonnement.
Devant sa propre mauvaise conscience.
Et ici nous distinguons tout-à-coup clairement la
tâche que se propose l'art moderne: apathie ou ivresse!
Endormir ou étourdir! Rendre la conscience ignorante
d'une manière ou d'une autre! Aider a l'âme moderne,
non à retrouver son innocence, mais à secouer le
sentiment de sa culpabilité! Excuser l'homme à ses
propres yeux en l'amenant au silence forcé, à
l'impossibilité d'entendre dans son for intérieur! Les
rares natures qui ont compris une seule fois tout ce
qu'il y a d'humiliant dans cette tâche et dans cette
affreuse dégradation, auront senti leur coeur se remplir
pour toujours, non seulement de douleur et de pitié,
mais aussi d'irrésistibles désirs. Celui qui voudrait
délivrer l'art, lui rendre sa sainteté profanée,
devrait être innocent lui-même pour découvrir
l'innocence de l'art, et aurait à se soumettre à deux
grandes purifications et consécrations. S'il restait
vainqueur dans l'épreuve, si du fond de son âme
délivrée il parlait aux hommes par son art également
délivré, il se verrait plus que jamais exposé au plus
grand danger, forcé au plus rude combat; car les hommes
le mettraient plutôt en pièces lui et son art, que
d'avouer à quel point ils sont saisis de honte en leur
présence. Il ne serait pas impossible que le seul rayon
de lumière que pût espérer notre époque, que la
délivrance de l'art restât un évènement pour quelques
âmes solitaires, tandis que le grand nombre supporterait
indéfiniment la contemplation de la flamme de leur art
aux fumées étouffantes. Ils ne veulent pas de
lumière mais de l'éblouissement, ils haïssent
la lumière — lorsque c'est eux qu'elle éclaire.
C'est pour cela qu'ils évitent le nouveau messager de
lumière; mais il les suit, poussé par l'amour qui l'a
fait ce qu'il est, et il veut les soumettre. "Il faut
que vous traversiez mes Mystères," leur dit-il, "vous avez
besoin de leurs secousses et de leurs purifications.
Faites-en l'essai, pour votre salut, quittez le sombre
coin de nature et de vie que vous semblez seul
connaître; je vous conduirai dans un monde qui, lui
aussi, est réel; vous direz vous-mêmes lorsque vous
quitterez ma grotte pour retourner à votre grand jour,
laquelle des deux vies est la plus réelle, et où est le
jour en réalité, et où est la grotte. La nature
contemplée à l'intérieur est bien plus riche, plus
puissante, plus délicieuse, plus féconde; de la
manière que vous vivez d'ordinaire vous ne pouvez pas la
connaître; apprenez à redevenir vous-mêmes nature et
laissez-vous ensuite transformer avec elle et en elle par
le charme de mon ardeur et de mon amour."
C'est la voix de l'art de Wagner qui parle
ainsi aux hommes. Et puisque nous, enfants d'une époque
misérable, nous sommes les premiers à entendre cette
voix, cela prouve combien cette même époque est digne
de pitié, cela prouve en général que la vraie musique
participe du destin et d'une loi primitive; car il n'est
pas possible d'expliquer par un simple hasard le fait
qu'elle retentit justement aujourd'hui; un Wagner
apparaissant par hasard eût été brisé par la force de
l'élément contraire dans lequel il se serait vu jeté.
Mais sur la venue du vrai Wagner plane une nécessité
qui la justifie et la glorifie. Son art, considéré à
sa naissance, est le plus beau des spectacles, quelque
douloureux que pût être ce développement, car la
raison, l'ordre, le but, y sont partout visibles. Dans la
joie d'un tel spectacle l'observateur estimera
bienheureuses les douleurs mêmes de ce développement et
se rendra compte avec satisfaction comme toutes choses
contribuent nécessairement au bonheur et au profit d'un
talent et d'une nature prédestinée, quelque rudes que
soient les épreuves qu'elle ait à traverser; il verra
comme chaque victoire augmente sa prudence; comme elle
peut se nourrir de poison et de malheur tout en
conservant sa force et sa santé. La raillerie et la
contradiction du monde qui l'entoure lui servent de
stimulant et d'aiguillon; lorsqu'elle s'égare, elle
revient de cet égarement, de ces errements, chargée du
plus merveilleux butin; lorsqu'elle dort, "son
sommeil lui rassemble de nouvelles forces." Elle
retrempe même le corps et le rend vigoureux; elle ne
consume pas la vie en avançant dans la vie; elle
gouverne l'homme comme une passion ailée et ne le laisse
voler que lorsque son pied s'est fatigué dans le sable,
s'est meurtri aux pierres du chemin. Elle ne peut
résister au désir de partager; chacun doit contribuer
à son oeuvre; elle n'est point avare de ses dons.
Repoussée, elle donne plus largement; trompée par les
donnataires, elle leur donne encore le plus précieux
trésor qui lui reste, et au dire de l'espérance le plus
ancienne comme de la plus récente, jamais ceux qui les
ont reçus n'ont été tout-à-fait dignes de ses dons.
C'est par là qu'elle se révèle comme la nature
prédestinée par laquelle la musique parle au monde des
apparitions, comme la chose la plus incompréhensible
sous le soleil, comme un abîme dans lequel se
réunissent la force et la bonté, comme un pont jeté
entre le soi et le non-soi. Qui d'entre nous pourrait
désigner clairement le but pour lequel elle est là,
lors même qu'il verrait quelque conformité au but dans
la manière dont elle se développe? Mais le plus doux
des pressentiments nous encourage à demander: serait-il
donc vrai que ce qu'il y a de plus grand fût là en vue
du moindre, le plus grand talent en faveur des plus
petits, la vertu et la sainteté la plus haute pour
l'amour des faibles? La vraie musique dut-elle retentir
parce que les hommes la méritaient le moins, mais
en avaient le plus besoin? Qu'on sonde jusqu'au fond
le prodige immense de cette possibilité; si de là l'on
regarde en arrière, la vie est resplendissante, quelque
sombre et brumeuse qu'elle parût auparavant.
VII
Il est impossible qu'il en soit autrement:
l'observateur qui a devant les yeux une nature telle que
celle de Wagner, doit nécessairement se sentir de temps
en temps rejeté sur lui-même, sur sa petitesse et sa
fragilité, et doit se demander: Qu'a-t-elle a faire avec
toi? Dans quel but es-tu la? Probablement qu'alors
la réponse lui fait défaut, et qu'il se trouve
embarrassé et comme étranger en face de sa propre
nature. Que cela lui suffise alors d'avoir éprouvé
ceci; que le fait, qu'il se sent étranger à sa
propre nature, soit une réponse aux questions qu'il
se posait. Car c'est précisément par ce sentiment qu'il
participe de la plus puissante manifestation de la vie
chez Wagner, du centre de sa force, de cette merveilleuse
transmissibilité et de cette abdication de sa
propre nature qui peut aussi bien se communiquer à
d'autres qu'elle se communique à elle-même d'autres
natures, et reste grande en donnant comme en acceptant.
Tout en paraissant vaincu par la nature expansive et
surabondante de Wagner, l'observateur a pris part
lui-même à sa force, et est pour ainsi dire devenu
puissant par lui contre lui; et celui qui
s'examine lui-même avec soin sait que, même pour la
contemplation, un mystérieux antagonisme, celui de la
rencontre du regard, est indispensable. Si son art nous
fait passer par tout ce qu'éprouve une âme qui se met
à voyager, qui sympathise avec d'autres âmes et leur
sort, qui apprend à voir le monde par un grand nombre
d'autrès yeux, alors, parvenus à une telle distance et
devenus tellement étrangers, nous sommes aussi capables
de le voir nous-mêmes après avoir vécu nous-mêmes de
sa propre vie. Nous sentons alors avec assurance: en
Wagner le monde visible veut se spiritualiser, s'absorber
et trouver son âme perdue dans le monde des sons; en
Wagner aussi le monde des sons veut se faire jour comme
phénomène pour la vue, veut prendre corps pour ainsi
dire. Son art le conduit toujours par deux voies
différentes du monde où domine le son vers le monde de
la vision auquel le relient des affinités mystérieuses,
et vice versa; il est continuellement forcé — et
l'observateur avec lui — de retraduire le mouvement
visible en âme et en vie proprement dite, et de
percevoir en même temps comme phénomène visible
l'action la plus cachée de l'âme et de lui donner un
corps apparent. Tout cela constitue le dramatiste
dithyrambique, si l'on donne à ce terme une acception
assez vaste pour y comprendre l'artiste dramatique, le
poète et le musicien; notion qui se déduit
nécessairement d'Eschyle et des artistes grecs
contemporains, ce seul exemple parfait du dramatiste
dithyrambique avant Wagner. Si l'on a essayé d'attribuer
le développement grandiose de certaines natures à
l'effet de lacunes et de répressions intérieures, si,
pour Goethe par exemple, la poésie ne fut qu'une espèce
d'expédient pour une vocation de peinture manquée; si
l'on peut dire des drames de Schiller qu'ils sont une
éloquence populaire transplantée dans un sol nouveau;
si Wagner lui-même cherche à s'expliquer le progrès de
la musique parmi les Allemands par le fait, entre autres,
que ceux-ci, privés du don puissant d'une voix
naturellement mélodieuse, furent obligés de saisir la
musique avec le sérieux profond de leurs réformateurs
à l'endroit du christianisme; et si l'on voulait de
même établir un rapport entre le développement de
Wagner et une semblable répression intérieure, il
serait bien permis d'admettre chez lui un talent naturel
pour le théâtre qui dut renoncer à se satisfaire de la
manière la plus vulgaire, et ne trouva son issue et son
salut qu'en faisant contribuer tous les arts à une
grande révélation théâtrale. Mais alors il serait
tout aussi bien permis de dire que la plus puissante
nature musicale, dans son désespoir d'avoir à parler à
des demi ou à des nonmusiciens, s'ouvrit de force un
accès jusqu'aux autres arts pour pouvoir enfin se
communiquer avec une clarté centuplée, pour se faire
comprendre, et parfaitement comprendre des masses.
Quelque idée qu'on se fasse du développement de
l'artiste dramatique idéal, il est lui-même à
l'époque de sa maturité et de son achèvement une
oeuvre exempte de toute lacune et de toute restriction;
il est l'artiste libre proprement dit, celui dont la
pensée embrasse nécessairement tous les arts à la
fois; le réconciliateur de sphères séparées en
apparence, le restaurateur d'une unité, d'une
universalité de la puissance artistique qui ne peuvent
être ni devinées, ni révélées, mais ont besoin
d'être démontrées par l'action. Mais celui devant
lequel cette action se produira subitement en sera
subjugué comme par un charme attrayant et funeste a la
fois; car il se trouvera tout-à-coup en face d'une
puissance qui annule la résistance de la raison et qui
fait même paraître déraisonnable et incompréhensible
tout ce qui jusque là faisait partie de notre vie;
transportés hors de nous-mêmes, nous nageons dans un
élément mystérieux et ardent, nous ne nous comprenons
plus nous-mêmes; nous ne connaissons plus ce que nous
connaissions le mieux; la mesure échappe de nos mains;
tout ce qui est légitime, tout ce qui est immobile
commence à s'ébranler, chaque chose revêt de nouvelles
couleurs et nous parle un nouveau langage; — il
faudrait être Platon lui-même pour s'arrêter à la
décision qu'il prend dans ce mélange d'extase joyeuse
et de frayeur, et pour dire au poète dramatique:
"s'il vient dans notre communauté un homme qui à
l'aide de sa sagesse puisse se transformer en toutes
sortes de choses, et imiter toutes choses, nous le
vénèrerons comme quelque chose de saint et de
merveilleux, nous verserons de l'huile sur sa tête, nous
la ceindrons du bandeau sacré, mais nous chercherons à
le persuader de se retirer dans une autre
communauté." Il se peut que quelqu'un vivant dans
la communauté platonique puisse et doive s'imposer
quelque chose de semblable, mais nous qui vivons si peu
selon ses lois, et appartenons à des communautés si
différentes, nous souhaitons et nous demandons
ardemment, tout en le redoutant, que l'enchanteur vienne
à nous, et cela pour que notre communauté, ainsi que la
raison et la puissance pervertie dont elle est la
personnification, se trouve une fois au moins placée en
face de sa négation. Un état de l'humanité, de sa vie
sociale, de ses moeurs et de son organisation, qui
pourrait se passer de l'artiste imitateur n'est
peut-être pas tout-a-fait une impossibilité, cependant
ce Peut-être est un des plus hardis qu'on puisse
exprimer et équivaut bien à un doute profond. Le droit
de parler de cela ne devrait appartenir qu'à celui qui
saurait, anticipant le moment suprême de tout ce qui est
a venir, le créer et en jouir, et qui serait alors,
comme Faust, forcé — ou obtiendrait la faveur
— de devenir aveugle immédiatement. Car nous,
nous n'avons point de droit, pas même à cet
aveuglement; tandis que Platon, par exemple, avait le
droit d'être aveugle pour toute la réalité hellénique
après le regard sans pareil que son oeil avait jeté sur
l'idéal hellénique. Nous avons besoin de l'art plutôt
parce que c'est en face de la réalité que nos yeux
se sont ouverts; et nous avons justement besoin du
dramatiste universel afin qu'il nous délivre, ne fût-ce
que pour certaines heures, de la terrible tension
qu'éprouve l'homme clairvoyant entre sa propre faiblesse
et la tâche qui lui est imposée. Avec l'artiste nous
gravissons les degrés les plus élevés du sentiment, et
là seulement nous nous croyons ramenés au sein de la
nature illimitée, dans le royaume de la liberté. De là
nous nous voyons, nous et nos semblables, émergeant pour
ainsi dire d'une immense fée Morgane comme quelque chose
de sublime, nous voyons une signification profonde dans
notre lutte, dans notre victoire et dans notre déclin;
nous faisons nos délices du rhythme de la passion et de
son sacrifice; entre chacun des pas puissants du héros
nous entendons le morne écho de la mort, et près d'elle
nous comprenons l'attrait suprême de la vie. —
Transformés de la sorte en hommes tragiques, nous
revenons à la vie singulièrement consolés, avec le
sentiment nouveau d'une sécurité telle que nous
l'éprouverions si, après les plus grands dangers,
après des écarts et des extases inouïes, nous avions
retrouvé le chemin qui nous ramène dans un monde
limité et familier. Qui nous ramène là où l'on peut
mettre dans ses relations une supériorité bienveillante
et surtout plus de dignité qu'auparavant; car tout ce
qui paraît ici sérieux et nécessaire, et conduisant à
un but déterminé, ne ressemble, lorsque nous le
comparons à la voie que nous avons parcourue
nous-mêmes, quoique seulement en rêve, qu'à des
fragments étrangement isolés des évènements
souverains dont nous nous souvenons en tremblant. Nous
serons même exposés a la tentation de prendre la vie
trop légèrement, précisément parce que, dans l'art,
nous l'avons embrassée avec un sérieux si rare —
pour nous servir d'une expression dont Wagner s'est servi
lui-même en parlant des évènements de sa propre vie.
Car, si même pour nous qui, sans le créer, assistons
seulement à l'art du drame dithyrambique, le rêve
paraît presque plus vrai que la veille et la réalité,
quel effet ce contraste ne doit-il pas produire sur
l'artiste créateur! Il est là au milieu des appels
étourdissants et des importunités du jour et des
nécessités de la vie, au milieu de la société et de
l'état, et qu'est-il lui-même? Peut-être le seul qui
veille, le seul dont les sentiments soient vrais et
réels au milieu de dormeurs troublés et tourmentés, au
milieu de malheureux en proie aux illusions et aux
douleurs. Quelquefois une sorte d'insomnie permanente
s'empare de lui et il se sent comme forcé de passer
désormais sa vie si lucide, si consciente, au milieu de
somnambules et de créatures vivantes assumant gravement
des allures de fantômes; si bien que tout ceci qui
paraît si naturel à d'autres, le remplit d'un trouble
inusité, et qu'il est tenté de n'opposer a ce
phénomène qu'un orgueilleux dédain. Mais quel choc
étrange ce sentiment ne subit-il pas lorsque à la
clairvoyance de son orgueil frémissant vient se joindre
un tout autre instinct: l'aspiration à quitter les
hauteurs pour les profondeurs, le tendre désir de la
terre, du bonheur en commun — puis, lorsqu'il pense
à tout ce dont il est privé dans sa solitude de
créateur, l'obligation pressante de rassembler, tel
qu'un dieu descendu sur la terre, tout ce qui est faible,
humain, égaré, et de "le soulever dans ses bras
ardents vers les cieux," pour trouver enfin l'amour
au lieu de l'adoration, et faire abnégation complète de
soi-même dans l'amour! Toutefois, le choc que nous
admettons ici est le miracle positif qui se produit dans
l'âme du dramatiste dithyrambique; et s'il était
possible de se faire quelque part une idée claire de sa
nature, ce devrait-être là. Car ce sont là les moments
de la conception de son art, lorsqu'il est subjugué par
le choc des sentiments contraires, lorsque le trouble et
l'étonnement orgueilleux qu'il éprouve à l'égard du
monde s'unit en lui au désir ardent d'embrasser ce même
monde avec amour. Dès lors les regards qu'il tourne vers
la terre et la vie sont toujours comme des rayons de
soleil qui "attirent les vapeurs," qui
condensent les brouillards, qui rassemblent les nuées
orageuses. Discret et pénétrant à la fois, exempt
d'égoïsme et riche d'amour, son regard s'abaisse
sur toutes choses et là où il dirige la lumière de ce
double rayonnement il excite la nature avec une
redoutable promptitude au dégagement de toutes ses
forces, à la révélation de ses mystères les plus
profonds; et il l'y contraint au moyen de la pudeur.
On peut dire sans métaphore qu'avec ce regard il a
surpris la nature, qu'il l'a entrevue dans sa nudité.
Elle cherche alors à se voiler de ses contrastes. Ce qui
jusque là était intime, invisible, se réfugie dans la
sphère des phénomènes et devient visible; ce qui
jusque là n'était que visible se plonge dans l'océan
mystérieux de la mélodie. C'est ainsi que la nature,
tout en voulant se dérober aux regards, révèle
l'essence de ses contrastes. L'artiste dramatique
idéal exprime ce qui se passe alors en lui et dans la
nature par une danse au rhythme impétueux mais léger,
et par des mouvements extatiques. Le dithyrambe de ses
mouvements proclame aussi bien une intelligence
frémissante, une pénétration triomphante, qu'un
rapprochement plein d'amour, qu'une délicieuse
abnégation. La parole enivrée cède à l'entraînement
de ce rhythme; la mélodie résonne, unie à la parole;
puis la mélodie répand au loin ses notes étincelantes
dans le monde des images et des idées. Une vision
semblable, quoique étrangère, à l'image de la nature
et de son amant, se dégage lentement comme d'un rêve;
elle s'approche, elle se condense en formes plus
humaines, elle s'élargit pour donner cours à une
volonté héroïquement triomphante, à une ruine, à un
anéantissement de la volonté plein de délices. —
C'est ainsi que naît la Tragédie; c'est ainsi que la
pensée tragique est donnée à la vie comme sa plus
haute sagesse, c'est ainsi, enfin, que mûrit le plus
grand enchanteur, le bienfaiteur des hommes, le
dramatiste dithyrambique.
VIII
La vie proprement dite de Wagner, c'est-à-dire le
développement successif du dramatiste dithyrambique, fut
en même temps une lutte continuelle avec lui-même en
tant que ce dramatiste dithyrambique n'était pas
l'unique élément de sa nature; la lutte contre
l'opposition du monde ne devint pour lui si violente, si
mal assurée, que parce qu'il entendait en lui-même le
langage séduisant de ce "monde" ennemi, et
parce qu'il recelait dans son propre coeur un puissant
esprit de résistance. Lorsque l'idée dominante
de sa vie se fit jour en lui, l'idée que c'est par le
théâtre que l'art peut exercer une influence
incomparable, la plus grande des influences, elle souleva
dans tout son être une fermentation des plus actives.
Elle n'apportait pas tout d'abord avec elle la décision
claire et lumineuse sur ce qu'il y aurait a faire et à
désirer ultérieurement. Cette idée parut d'abord
presque uniquement sous la forme d'une tentation, comme
l'expression de cette sombre volonté personnelle sans
cesse avide de puissance et d'éclat. Une
influence, une influence incomparable, et par quoi? Sur
qui? Ceci fut dès lors la question, la recherche
infatigable de sa tête et de son coeur. Il voulait
vaincre et conquérir; il voulait arriver comme aucun
artiste avant lui, et d'un seul bond si c'était
possible, à cette toute-puissance tyrannique vers
laquelle il se sentait obscurément poussé. Il mesurait
d'un regard jaloux et spéculateur tout ce qui obtenait
quelque succès, il observait plus attentive ment encore
celui sur lequel devait s'exercer cette influence. A
l'aide de l'oeil magique du dramatiste qui lit dans les
âmes comme dans un livre familier, il étudia
soigneusement le spectateur et l'auditeur; et quoique ses
expériences à ce sujet le remplissent souvent
d'inquiétude, il n'en recherchait pas moins sur le champ
les moyens de les dominer. Ces moyens étaient à sa
disposition; ce qui agissait fortement sur lui-même, il
était capable aussi de le vouloir et de l'exécuter; il
se trouvait a chaque degré au niveau de ses modèles
pour ce qu'il voulait créer lui-même; et n'a jamais
douté de pouvoir exécuter aussi ce qui avait su lui
plaire. En ceci sa nature est peut-être encore plus
présomptueuse que celle de Goethe qui disait de
lui-même: "en toute chose je pensais toujours en
être déjà maître; on aurait pu me donner la couronne
d'un roi que je l'eusse trouvé tout naturel." Le
pouvoir d'exécution de Wagner, et son "goût"
ainsi que son intention, s'adaptèrent de tous temps et
parfaitement l'un à l'autre; ils grandirent et
s'affranchirent en même temps; mais au
commencement ceci n'était pas encore le cas. Que lui
importait le sentiment faible, mais noble et pourtant
exclusivement solitaire, qu'entretenait loin de la foule
quelque ami de l'art ayant joui d'une éducation
littéraire et esthétique! Mais ces violentes tempêtes
des âmes qu'engendre la foule en présence de certains
efforts éclatants du chant dramatique, cette ivresse des
esprits si rapidement contagieuse, si complètement
sincère et désintéressée, — ceci était bien
l'écho de ce qu'il éprouvait, de ce qu'il sentait
lui-même; ceci l'animait d'un ardent espoir de puissance
et d'influence suprême! Ce fut donc ainsi qu'il
comprit le grand opéra, comme moyen qui lui
permît d'exprimer son idée dominante; c'était vers lui
que tendait son désir, il était la patrie que ses
regards cherchaient au loin. Toute une longue période de
sa vie ainsi que les changements les plus téméraires
dans ses plans et ses études, dans ses lieux de retraite
et ses connaissances, ne pouvait s'expliquer que par ce
désir et par les oppositions extérieures que devait
infailliblement rencontrer le pauvre artiste allemand si
inquiet, si passionnément naïf. Un autre artiste que
lui savait mieux comment il faut s'y prendre pour devenir
le maître sur ce terrain. Et maintenant qu'on n'ignore
plus par quelles ingénieuses combinaisons d'influences
de tout genre Meyerbeer savait préparer et assurer
chacune de ses grandes victoires, qu'on sait avec quel
soin la gradation des "effets" était calculée
dans l'opéra même, on n'aura pas de peine à, concevoir
à quel point Wagner se sentit irrité et mortifié
lorsqu'il fut obligé de reconnaître la nécessité
presque absolue de ces "procédés" pour
obtenir un succès du public. Je doute que l'histoire
puisse nommer un seul grand artiste qui ait débuté par
une si prodigieuse illusion et se soit engagé dans le
plus révoltant maniement d'un art avec aussi peu de
précautions et autant de sincérité; et cependant la
manière dont il le fit avait une certaine grandeur et
fut par cela singulièrement féconde. Car lorsqu'il eut
reconnu son erreur, le désespoir lui fit comprendre le
succès moderne, le public moderne, et tout le système
mensonger dans lequel se meut l'art moderne. Et tout en
devenant le critique de "l'effet" chez les
autres il éprouvait en lui-même les signes précurseurs
de sa propre épuration. Ce fut comme si l'esprit de la
musique eût parlé dès lors à son âme avec un charme
tout nouveau. Comme celui qui après une longue maladie
se hasarde pour la première fois au grand jour, il ne se
fiait presque plus à sa propre main, à son propre coup
d'oeil; il cherchait sa route d'un pas mal assuré; de
sorte que ce fut pour lui comme Une merveilleuse
découverte de se sentir encore musicien, encore artiste,
de sentir même qu'il venait seulement de le devenir
réellement.
Chacune des périodes suivantes dans le développement
de Wagner se distingue en ceci, que les deux forces
fondamentales de sa nature s'unissent toujours plus
étroitement. La crainte qu'elles avaient l'une de
l'autre commence a diminuer; à partir de ce moment la
personnalité supérieure ne croit plus faire une grâce
à son frère plus fort et plus terrestre, en se mettant
à son service, car elle l'aime et ne peut se
refuser à le servir. Lorsqu'elles ont acquis leur entier
développement, la délicatesse et la pureté la plus
parfaite se retrouvent aussi dans les manifestations de
la force; l'impétueux instinct suit son cours comme
auparavant, mais dans d'autres régions, la où réside
la personnalité supérieure; et celle-ci de son côté
s'abaisse vers la terre et reconnaît sa propre image
dans tout ce qui est terrestre. S'il était possible de
parler de cette manière du but final et de l'issue de ce
développement et d'être encore compris, on pourrait
espérer de trouver aussi l'expression figurée qui
servirait à désigner une longue période intermédiaire
de ce développement; mais comme je ne crois pas à la
première de ces suppositions, je ne chercherai pas à
résoudre la seconde. Parlant historiquement, cette
période intermédiaire peut se distinguer par deux mots
de celle qui la précède et de celle qui la suit: Wagner
se transforme en révolutionnaire de la société;
Wagner reconnaît dans le peuple poète le seul
artiste réel qui ait vécu jusqu'à présent. Il fut
amené à ces deux convictions par l'idée dominante qui
s'imposa à lui sous une nouvelle forme et plus puissante
que jamais après le profond désespoir et les regrets
qu'il avait traversés. De l'influence, une influence
incomparable par le théâtre! — mais sur qui? Il
frémissait en songeant sur qui jusqu'alors il avait
voulu exercer son influence. Sa propre expérience lui
fit comprendre combien est indigne la position de l'art
et des artistes, comment une société sans âme, ou dont
l'âme est endurcie, une société qui voudrait passer
pour la bonne et qui n'est au fond que la méchante,
traîne à sa suite l'art et les artistes pour les faire
servir à la satisfaction de besoins factices.
L'art moderne est un luxe. Il le comprit, et
comprit de plus que l'art est indissolublement lié au
droit à l'existence d'une société luxueuse. De même
que cette dernière, usant de son pouvoir avec une
prudence impitoyable, réussit à rendre le faible,
c'est-à-dire le peuple, toujours plus assujetti et plus
abaissé, toujours plus dépouillé de ses attributs, et
à faire de lui le moderne "ouvrier," elle sut
aussi dérober au peuple tout ce que son profond
sentiment avait créé de plus pur et de plus grand, tout
ce qui servait à cet artiste unique et véritable pour
épancher au dehors son âme généreuse: son mythe, son
chant, sa danse, son langage, et cela pour en distiller
un remède voluptueux contre l'épuisement et l'ennui
permanent de son existence: les arts modernes. Wagner
observa comment se forma cette société, comme elle sut
puiser des forces nouvelles à des sources d'influences
contradictoires en apparence; comme le christianisme, par
exemple, discrédité par l'hypocrisie et les
demi-mesures, consentit à raffermir et à protéger
contre le peuple cette société et tout ce qu'elle
possède; et comme la science et les savants se plièrent
facilement à ce servage. Wagner suivit la trace de tout
ceci à travers les siècles, et le résultat de ses
études fut une explosion de rage et de dégoût; il
était devenu révolutionnaire par pitié pour le peuple.
A partir de ce moment il l'aima, il se sentit attiré
vers lui autant que vers son art; car, hélas, en lui
seul, en ce peuple disparu, si difficile à se
représenter, mis à l'écart si artificiellement, il
voyait dorénavant le spectateur, l'auditeur seul digne,
seul à la hauteur du puissant chef-d'oeuvre qu'il
rêvait. Ses réflexions se concentrèrent donc toutes
vers la question: Comment le peuple prend-il naissance?
Comment renaît-il?
Et il ne trouvait toujours qu'une seule réponse: si
une collectivité souffrait du même mal dont je souffre,
se disait-il, c'est elle qui serait le peuple. Et là où
une souffrance semblable produirait une aspiration et des
désirs semblables, on chercherait à les satisfaire de
la même manière et l'on trouverait le même bonheur
dans cette satisfaction. Et lorsqu'il se demandait ce qui
le consolait le plus profondément, ce qui le relevait le
mieux dans sa profonde misère, ce qui venait au-devant
de sa souffrance avec le plus de sympathie, il sentait
avec bonheur que c'était uniquement le mythe et la
musique; le mythe qu'il savait être le produit, le
langage de la souffrance du peuple; la musique d'origine
semblable quoique plus mystérieuse encore. C'est dans
ces deux éléments qu'il plonge et guérit son âme;
c'est d'eux qu'il éprouve le besoin le plus ardent;
c'est de là qu'il peut conclure combien sa souffrance a
d'affinités avec celle que devait éprouver le peuple a
sa naissance, et dans quelles conditions se trouvera un
peuple qui comptera beaucoup de Wagners.
Maintenant, comment vivaient le mythe et la musique dans
notre société moderne tant qu'ils ne lui avaient pas
été complètement sacrifiés? Un même sort leur était
échu en partage, preuve de leur étroite et mystérieuse
parenté: considérablement abaissé et défiguré,
transformé en "conte," dépouillé de son
admirable et sainte virilité, le mythe était devenu la
possession des enfants et des femmes du peuple qu'il
amusait et réjouissait dans leur délaissement; la
musique s'était conservée au milieu des pauvres et des
simples, au foyer des solitaires; le musicien allemand
n'avait point réussi à se poser favorablement dans la
poursuite élégante des arts; il était devenu lui-même
un de ces contes plein de monstres et de mystères, riche
en voix et en augures touchants, un questionneur dans
l'embarras, quelque chose d'enchanté qui avait besoin
d'être délivré du charme qui le retenait prisonnier.
Ici l'artiste comprit clairement la mission qui ne
s'adressait qu'à lui, de restituer au mythe sa nature
virile et de délivrer la musique, de la forcer a parler;
il sentit tout-à-coup que la force qui devait produire
le Drame s'était dégagée en lui, que sa
domination était assurée sur un royaume encore à
découvrir tenant le milieu entre le mythe et la musique.
Puis il présenta son nouveau chef-d'oeuvre aux hommes,
l'oeuvre dans laquelle il avait concentré tout ce qu'il
savait être puissant, saisissant, riche en félicité;
il la leur présenta en leur posant sa grande question si
tristement incisive: "Où êtes-vons, vous qui
souffrez comme moi, et dont les besoins sont les miens?
Où est la collectivité que je désire voir un jour
comme peuple? Je vous reconnaîtrai à ceci que votre
bonheur, votre consolation, seront les mêmes que les
miens; votre joie me révèlera votre souffrance!"
C'est par la voix de Tannhäuser et de Lohengrin qu'il
interrogeait ainsi, c'est ainsi qu'il cherchait son
semblable; l'individu solitaire avait soif de la
collectivité.
Mais que ne dut-il pas éprouver? Personne ne
répondit; personne n'avait compris la question. Ce n'est
pas qu'on fut resté muet en général; au contraire, on
répondit k mille questions qu'il n'avait point posées:
on chuchotait sur les nouvelles productions comme si
elles n'étaient. faites que pour être mises en pièces
à coups de paroles. Ce fut comme une contagion, et les
Allemands s'en donnèrent à coeur joie d'écrire et de
jaser sur un ton esthétique; on se mit à mesurer, à
tâter les oeuvres et la personne de l'artiste avec ce
manque de discrétion, de délicatesse, qui distingue le
savant aussi bien que le journaliste allemand. Wagner
essaya par des écrits de faciliter la compréhension de
sa question; ils ne produisirent qu'une nouvelle
confusion et de nouveaux murmures; un musicien qui
écrit et qui pense était alors un non-sens pour tout le
monde; on s'écria: c'est un théoricien qui veut
transformer l'art avec des idées subtiles, qu'il soit
lapidé! — Wagner fut comme étourdi; sa question
n'était pas comprise, sa souffrance n'était pas sentie,
son oeuvre s'adressait à des sourds et à des aveugles,
son — peuple semblait une chimère! il eut un
vertige et se sentit vaciller. La possibilité d'un
complet renversement de toutes choses se présente à lui
et il ne recule plus devant cette possibilité; car
peut-être qu'au-delà du renversement et de la
destruction il y aurait une nouvelle espérance à
fonder, ou peut-être que cela aussi serait impossible,
— mais alors, le néant est à coup sûr
préférable à un quelque chose répugnant! En peu de
temps il se vit dans l'exil et dans la misère.
Et seulement alors, a partir de ce terrible revirement
dans ses espérances et ses convictions, commence dans la
vie du grand homme la période sur laquelle s'étend,
comme un reflet doré, l'éclat d'une perfection
suprême; alors seulement, le génie du drame
dithyrambique laisse tomber ses derniers voiles! Il est
isolé; le présent lui paraît frivole; il n'espère
plus; alors son vaste regard mesure encore une fois
l'abîme, et cette fois-ci jusqu'au fond. La il voit la
souffrance faisant partie de l'essence des choses, et,
devenu pour ainsi dire moins personnel, il porte plus
patiemment sa part de souffrance. Son aspiration vers la
toute-puissance, cet héritage de ses dispositions
antérieures, se tourne exclusivement vers la production
artistique; par son art il ne parle plus a un public ou
à un peuple, mais seulement à lui-même, et il
s'efforce de lui donner toute la clarté et les qualités
nécessaires a un dialogue aussi grandiose. Durant la
période précédente il en avait encore été autrement,
même dans l'oeuvre de son art; là aussi il avait tenu
compte, quoique avec une noble réserve, de l'effet
immédiat; cette oeuvre n'avait voulu être qu'une
question, elle devait déterminer une réponse
immédiate. Et combien de fois Wagner n'at-il pas voulu
aider à ceux auxquels il s'adressait à comprendre ce
qu'il leur demandait; il venait au-devant de leur
inexpérience à répondre en se rattachant à des
formes, à des expressions de l'art plus anciennes; la
où il craignait de ne pouvoir convaincre et se faire
comprendre au moyen de son langage particulier, il avait
essayé de persuader et de poser sa question dans une
langue en partie étrangère pour lui mais plus
familière à ses auditeurs. Maintenant, il n'y avait
plus rien qui pût l'engager à de telles
considérations, il ne voulait plus qu'une chose: se
mettre d'accord avec lui-même, traduire en évènements
sa pensée sur l'essence du monde, exprimer sa
philosophie avec des sons; tout ce qui restait en lui de
préméditation se tournait vers le dernier terme des
sciences. Que celui qui est digne de savoir ce qui se
passait alors en lui, sur quoi il conférait avec
lui-même dans les saintes profondeurs de son âme,
— et ils ne sont pas nombreux ceux qui en sont
dignes — qu'il écoute, qu'il contemple, qu'il
éprouve et revive Tristan et Isolde, cet opus
metaphysicum de tout art, cette oeuvre sur laquelle
repose le regard brisé d'un mourant avec son désir si
doux, si insatiable des mystères de la nuit et de la
mort, si loin de la vie qui reluit distinctement dans une
effrayante et fantastique aurore, comme quelque chose de
désunissant, de mauvais, de trompeur; de plus, un drame
plein de la plus austère rigueur de forme, entraînant
par sa simple grandeur, et conforme par là au mystère
dont il parle: être mort au sein de la vie, être un
dans la dualité. Et cependant il y a quelque chose de
plus admirable encore que cette oeuvre, c'est l'artiste
lui-même qui put produire après elle, et dans un espace
de temps fort court, un tableau de la société d'une
nuance toute différente, les Meistersinger de Nuremberg;
c'est l'artiste qui, même dans ces deux compositions,
semble n'avoir fait que se reposer et se rafraîchir pour
terminer a loisir le gigantesque édifice projeté et
commencé bien auparavant, le but de toutes ses pensées
pendant vingt ans, son oeuvre de Bayreuth, l'Anneau du
Niebelung! Ceux qui peuvent s'étonner de la proximité
de Tristan et des Meistersinger n'ont pas compris un
point essentiel dans la vie et la nature de tous les
Allemands véritablement grands; ils ne connaissent pas
le sol unique dans lequel peut se développer cette gaieté
si essentiellement allemande de Luther, de Beethoven
et de Wagner, qui n'est pas comprise des autres peuples
et que les Allemands d'aujourd'hui semblent avoir
désapprise; ce parfait mélange de simplicité, de
pénétration de l'amour, d'esprit contemplatif et de
fine gaillardise que Wagner verse comme un breuvage
délicieux et vermeil à tous ceux qui ont profondément
souffert de la vie et qui se retournent vers lui avec le
sourire plein de gratitude des convalescents. Et tandis
que lui-même il se sentait ainsi plus apaisé en
regardant le monde, que la colère et le dégoût
s'emparaient de lui plus rarement, qu'il renonçait à la
puissance avec amour et tristesse plutôt qu'avec effroi,
tandis qu'avançant sa grande oeuvre en silence, il
ajoutait chaque jour des partitions nouvelles aux
partitions déjà terminées, il se passa quelque chose
qui lui fit prêter l'oreille: les amis vinrent,
lui annonçant un mouvement souterrain dans un grand
nombre d'âmes. Ce n'était pas encore le
"peuple" qui s'agitait et s'annonçait ici,
mais peut-être le germe, la première étincelle de vie
d'une société vraiment humaine destinée à la
perfection dans un avenir lointain. Ce n'était pour le
moment que la garantie que sa grande oeuvre pourrait un
jour être confiée à des mains fidèles qui auraient à
veiller, et seraient dignes de veiller, sur ce glorieux
legs à la postérité. Transfigurés par l'amitié, ses
jours se colorèrent d'une lumière plus vive et plus
chaude. Il n'était plus seul à ressentir son plus noble
souci, d'arriver au but avant le soir et de trouver pour
son oeuvre un refuge hospitalier! Et vers ce même temps
il advint un évènement qui ne pouvait être
interprêté par lui que symboliquement, et qui revêtit
pour lui la signification d'une nouvelle consolation,
d'un favorable augure. Une grande guerre des Allemands le
força de lever les yeux; une guerre de ces mêmes
Allemands qu'il savait si dégénérés, si déchus de
l'élévation de cet esprit allemand qu'il avait
profondément étudié et reconnu en lui-même et dans
l'histoire des autres grands hommes de nation allemande.
Il vit ces Allemands faire preuve dans une situation
toute extraordinaire de deux vertus réelles, de prudence
et de simple bravoure; et il commença a croire avec une
joie profonde qu'il n'était peut-être pas le dernier
Allemand, et qu'un jour peut-être son oeuvre verrait se
ranger autour d'elle un pouvoir plus puissant que la
force dévouée mais insignifiante de ses quelques amis,
un pouvoir capable de la protéger durant le long espace
de temps où elle attendrait l'avenir qui lui serait
réservé comme chef-d'oeuvre de cet avenir. Peut-être
que cette conviction ne sut pas toujours se préserver du
doute, surtout dès qu'elle voulut s'élever à des
espérances immédiates. Quoi qu'il en soit, il reçut
une impulsion assez puissante pour le faire penser à un devoir
souverain non encore accompli.
Son oeuvre n'aurait pas été finie, pas achevée,
s'il ne l'eût confiée à la postérité que sous la
forme d'une partition muette; il fallait qu'il
démontrât, qu'il enseignât publiquement ce que
personne ne pouvait deviner, ce qui lui était
exclusivement réservé, le nouveau style pour sa diction
et sa représentation, afin de donner l'exemple qu'aucun
autre ne pouvait donner, et de fonder une tradition de
style qui ne fut pas inscrite en signes sur un papier
fragile, mais en impressions sur des âmes humaines. Ceci
était devenu pour lui un devoir d'autant plus urgent que
ses autres compositions avaient subi, justement par
rapport au style de la diction, le sort le plus absurde
et le plus insupportable: ils étaient célèbres,
admirés, et — maltraités; et personne n'en
paraissait indigné. Le fait peut paraître étrange;
mais pendant qu'il renonçait toujours plus, par principe
et par une intelligente appréciation de ses
compositions, à toute espèce de succès auprès de ces
derniers, ainsi qu'à tout désir de pouvoir, le
"succès" et le "pouvoir" vinrent à
lui. C'était au moins ce qu'on lui affirmait de toute
part. Ce fut en vain qu'il essaya de montrer d'une
manière toujours plus péremptoire ce qu'il y avait
d'équivoque et même d'humiliant pour lui dans ces
"succès"; on était si peu habitué à voir un
artiste distinguer strictement entre la nature de ces
différents effets, qu'on n'ajoutait pas foi même à ses
protestations les plus solennelles. Dès qu'il eut bien
compris le rapport qui existe entre l'organisation et le
succès de nos théâtres actuels et le caractère de
l'homme d'aujourd'hui, son âme n'eut plus rien a
démêler avec ce théâtre. Il n'attachait plus de prix
à un enthousiasme esthétique ni aux acclamations de
foules agitées, il ne pouvait même que s'indigner en
voyant son art englouti sans distinction par le gouffre
béant de l'insatiable ennui et de l'ardent désir de
distraction. Combien chaque effet produit devait manquer
ici de sens et de profondeur, à quel point il s'agissait
réellement de satisfaire l'avidité d'un insatiable
plutôt que de nourrir un affamé, c'est ce qu'il pouvait
conclure d'un fait qui se répétait régulièrement:
partout, même parmi ceux qui exécutaient ou récitaient
ses compositions, ces dernières étaient traitées comme
toute autre musique de théâtre d'après les formules
vulgaires et traditionnelles du style d'opéra; grâce
aux chefs d'orchestre cultivés, et à l'aide de coupures
et de retranchements arbitraires, on faisait de ses
oeuvres des opéras tels que les chanteurs croyaient
pouvoir les aborder après en avoir soigneusement
extirpé l'essence; et même lorsque l'on voulait faire
les choses au mieux on suivait les instructions de Wagner
avec une maladresse et une pruderie pleines de crainte,
à-peu-près comme si l'on voulait représenter par des
figurants de ballet l'émeute nocturne dans les rues de
Nuremberg telle qu'elle est indiquée au deuxième acte
des Meistersinger. Et dans tout ceci l'on semblait agir de
bonne foi, sans intentions malhonnêtes. Les tentatives
généreuses de Wagner pour donner au moins l'exemple de
la correction et de l'intégrité les plus simples de
l'exécution, et pour initier quelques chanteurs isolés
au style si nouveau de la diction, avaient toujours été
étouffées par le limon de l'habitude et du manque de
réflexion régnants; elles l'avaient de plus toujours
obligé de s'occuper précisément de ce théâtre dont
l'ensemble ne lui inspirait plus que du dégoût. Goethe
lui-même n'avait-il pas autrefois perdu le goût
d'assister aux représentations de son Iphigénie;
"je souffre énormément," avait-il dit, "lorsque je
suis obligé de me débattre avec ces fantômes qui
n'apparaissent pas comme ils devraient." A côté de
cela le "succès" allait eu augmentant à ce
théâtre qui lui était devenu si désagréable, il
augmenta même au point que les grands théâtres
eux-mêmes finirent par vivre presque entièrement des
copieuses recettes que leur procurait l'art de Wagner
travesti, en art d'opéra. Cette passion croissante du
public réussit à éblouir même certains amis de
Wagner; et il subit — lui qui avait tant souffert
— la souffrance amère de voir ses amis enivrés de
"succès" et de "victoires" là où
lui il voyait sa pensée suprême reniée et brisée. On
aurait dit qu'un peuple sérieux et graves à beaucoup
d'égards voulait garder vis-à-vis de son plus sérieux
artiste le privilège d'une légèreté systématique et
décharger sur lui tout ce qu'il y a de vulgaire et
d'irréfléchi, de maladroit et de méchant dans la
nature allemande. Lorsque enfin pendant la guerre
allemande un courant d'idées plus larges et plus
libérales parut entraîner les esprits, Wagner se
rappela son devoir de fidélité qui lui faisait une loi
d'essayer de protéger au moins son principal ouvrage
contre les outrages de ces succès si mal interprétés,
et de le poser dans son rhythme le plus à lui en exemple
pour tous les temps; c'est ainsi que naquit l'idée de
Bayreuth. A la suite de ce nouveau mouvement des
esprits il crut aussi voir se réveiller un sentiment
plus vif du devoir parmi ceux auxquels il voulait confier
son trésor; et de l'association de ces deux espèces de
devoirs se dégagea l'évènement qui répand une lueur
étrange sur les années qui viennent de s'écouler comme
sur les années à venir; l'évènement qui, imaginé
pour le bien d'un avenir éloigné, d'un avenir seulement
possible mais du reste incertain, n'est guère qu'une
énigme et un scandale pour le présent et pour ceux qui
ne voient pas audelà; qui, pour le petit nombre de ceux
auxquel il fut permis d'y contribuer, est l'anticipation
d'une jouissance, d'une vie de l'ordre le plus élevé,
à l'aide de laquelle ils se sentent féconds, heureux et
rendant heureux bien au-delà du présent fugitif; et
pour Wagner lui-même, un sombre nuage plein de
difficulté, de souci, de méditation, de chagrin, un
nouvel assaut des éléments les plus hostiles, mais tout
cela pénétré du rayonnement de l'oubli de soi par
fidélité, et transformé par cette lumière en un
bonheur inexprimable.
Il est à
peine besoin de le dire: le souffle tragique a passé sur
cette vie. Et celui dont l'âme peut en pressentir
quelque chose, celui pour lequel la nécessité d'une
illusion tragique sur le but de la vie, le brisement des
intentions, le renoncement et la purification par
l'amour, ne sont pas des notions étrangères, doit
sentir dans ce que Wagner nous montre a présent dans son
oeuvre comme une vague ressouvenance de l'existence
tragique du grand homme. Nous croirons entendre dans le
lointain Siegfried racontant ses exploits; le deuil
profond de l'automne se mêle à la joie touchante du
souvenir et toute la nature se tait dans un crépuscule
doré.
IX
Tous ceux qui ont pensé avec une tristesse
sympathique à la manière dont s'est formé l'homme
dans Wagner, auront besoin, pour se rétablir et se
délasser, de réfléchir à ce qu'est l'artiste dans
Wagner, et de contempler le spectacle d'une faculté
et d'une hardiesse d'exécution devenues réellement
indépendante. Si l'art n'est en général que le pouvoir
dé communiquer à d'autres ce qu'on a senti soi-même,
si chaque oeuvre d'art est une contradiction lorsqu'elle
ne peut se faire comprendre, la grandeur de Wagner,
l'artiste, doit précisément consister dans cette
communicabilité surhumaine de sa nature qui parle pour
ainsi dire d'elle-même dans toutes les langues, et
révèle avec la plus grande clarté ses sensations les
plus intimes et les plus personnelles. Son apparition
dans l'histoire des arts ressemble à l'éruption
volcanique de l'ensemble indivisé des facultés
artistiques de la nature même, après que l'humanité se
fût habituée comme à une règle à voir les arts
isolément. On peut donc hésiter pour lui donner un nom,
et se demander s'il faut l'appeler poète, ou musicien,
ou créateur de formes, en donnant la plus grande
extension possible au sens de ces mots, ou bien s'il faut
créer pour lui une dénomination nouvelle.
La faculté poétique dans Wagner se montre en
ceci, qu'il pense en faits visibles et sensibles et non
en notions, c'està-dire qu'il pense d'une manière
mythique comme de tons temps a pensé le peuple. Le mythe
n'est pas basé sur une pensée comme se le figurent les
enfants d'une civilisation raffinée, mais il est
lui-même une pensée; il donne une idée du monde, mais
c'est par une suite de faits, d'actions et de
souffrances. L'Anneau du Niebelung est un immense
système de pensées, mais sans la forme spéculative de
la pensée. Un philosophe pourrait peut-être lui opposer
quelque chose d'analogue qui serait complètement dénué
d'images et d'action et ne nous parlerait que sous la
forme d'idées; on aurait alors représenté la même
chose dans deux sphères disparates, une fois pour le
peuple, et une fois pour l'opposé du peuple, pour
l'homme théorique. Wagner ne s'adresse donc point à ce
dernier, car l'homme théorique comprend ce qui est
essentiellement poétique, le mythe, à-peu-près comme
un sourd comprend la musique, c'est-à-dire qu'ils voient
tous les deux un mouvement qui leur paraît insensé. De
l'une de ces sphères disparates il n'est pas possible de
voir ce qui se passe dans l'autre; tant qu'on est dans la
région du poète, on pense avec lui comme un être ne
pouvant que sentir, voir et entendre; les conclusions que
l'on tire sont l'enchaînement des faits que l'on voit,
ainsi des causalités de fait, et non logiques.
Lorsque les héros et les dieux de drames mythiques
tels que Wagner les compose doivent se rendre
intelligibles par des paroles, il y a tout a craindre que
ce langage parlé ne réveille en nous l'homme
théorique et ne nous fasse passer dans une autre sphère
non-mythique; si bien qu'au moyen de la parole nous
n'aurions pas mieux compris ce qui se passait devant
nous, mais que nous n'aurions rien compris. C'est pour
cela que Wagner fît rétrograder la langue jusqu'à une
phase primitive où elle ne pense pas encore en notions,
où elle n'est encore elle-même que poésie, qu'image et
que sentiment. L'intrépidité avec laquelle Wagner
entreprit cette tâche enrayante prouve avec quelle force
il était poussé par l'esprit poétique, et comme il
était forcé de le suivre quelle que fût la voie que
suivît son guide fantastique. Chacune des paroles de ces
drames devait pouvoir être chantée et devait effleurer
les lèvres des héros et des dieux; telle était la
tâche extraordinaire que Wagner imposait à son
imagination linguistique. Tout autre que lui en aurait
été découragé, car notre langue semble presque trop
vieillie, trop stérile, pour qu'on puisse exiger d'elle
ce que Wagner lui demanda; et cependant, la verge dont il
frappa les rochers en fit jaillir une source abondante.
Précisément parce que Wagner aimait cette langue plus
qu'aucun autre Allemand et exigeait d'elle plus que
d'autres, il souffrit aussi davantage de sa
dégénération et de sa débilité, ainsi que des
nombreuses déperditions et mutilations de formes, des
embarrassantes particules, des verbes auxiliaires si peu
chantants de notre syntaxe; et tout ceci sont des abus
qui se sont introduite à la suite de péchés et de
négligences envers la langue. D'un autre côté il
était fier à bon droit de ce qui reste à cette langue
de primitif et d'inépuisable, de puissance sonore dans
les racines de ses mots dans lesquelles il croit
reconnaître, contrastant avec les langues si dérivées,
si artificiellement rhétoriques des nations romanes, un
penchant et une disposition merveilleuse pour la musique
véritable. La poésie de Wagner respire un amour pour la
langue allemande, une cordialité, une sincérité dans
la manière dont il la traite, qui, excepté dans Goethe,
ne se fait sentir dans les oeuvres d'aucun Allemand.
Relief de l'expression, concision hardie, force et
diversité du rhythme, une remarquable richesse de mots
accentués et significatifs, simplification dans
l'enchaînement des périodes, une fertilité d'invention
presque unique pour exprimer les fluctuations du
sentiment comme du pressentiment, une source abondante
quelquefois très pure de locutions populaires et
proverbiales — toutes ces qualités pourraient lui
être attribuées, et pourtant on n'en aurait pas moins
omis la plus puissante et la plus digne d'admiration.
Celui qui lit l'un après l'autre deux poèmes tels que
Tristan et les Meistersinger éprouve le même doute, le
même étonnement à l'égard de la langue parlée qu'à
l'égard de la musique, et se demande comment il fut
possible de se rendre maître de deux mondes aussi
différents d'esprit que de forme, de nuance et
d'engencement. C'est là ce qu'il y a de plus puissant
dans le talent de Wagner, ce que le grand maître seul
peut accomplir; d'improviser pour chaque oeuvre une
langue nouvelle, de donner à chaque nouveau sentiment
une forme nouvelle et un nouveau son. En face des
manifestations d'une faculté aussi rare, le blâme
restera toujours mesquin et impuissant lorsqu'il ne
s'attaquera qu'à quelques détails singuliers et
extravagants, ou bien aux obscurités plus fréquentes de
l'expression et aux réticences de la pensée. Du reste
ce qui paraissait le plus choquant et le plus inouï à
ceux qui ont jusqu'à présent exprimé leur blâme le
plus ouvertement, n'était pas tant le langage de Wagner
que son âme et toute sa manière de sentir et de
souffrir. Attendons que ceux-ci aient eux-mêmes une
autre âme, alors ils parleront aussi une autre langue,
et alors à tout prendre les choses n'en iront aussi que
mieux pour la langue allemande.
Mais avant tout, parmi ceux qui méditent sur Wagner
le poète et le réformateur de la langue, personne ne
devrait oublier qu'aucun des drames de Wagner n'est
destiné à être lu, et que l'on ne peut en conséquence
exiger de lui ce qu'on serait en droit d'attendre du
drame parlé. Celui-ci demande à agir sur le sentiment
par les seuls moyens des idées et des mots, et cette
destination le soumet aux lois de la rhétorique. Mais
dans la vie réelle la passion est rarement éloquente;
dans le: drame parlé elle est forcée de l'être pour se
manifester d'une manière quelconque. Mais lorsqu'une
langue est déjà jusqu'à un certain point usée et
déchue, le dramatiste éprouve le besoin de colorer et
de façonner la langue et les pensées d'une manière
toute particulière; il veut relever la langue pour que
de son côté elle fasse ressortir l'élévation du
sentiment, et il s'expose ainsi à ne pas être compris
du tout. Il cherche de même à rehausser là passion par
des sentences et des saillies sublimes, et tombe par là
dans un autre danger: il paraît faux et factice. Car
dans la vie la passion réelle ne s'exprime pas par des
sentences, et dans la poésie elle éveille facilement
des doutes sur sa sincérité lorsqu'elle differe
essentiellement de cette réalité. Mais Wagner qui, le
premier, reconnut les défauts inhérents au drame
parlé, rend chaque action dramatique intelligible de
trois manières différentes, par la parole, le geste et
la musique; de sorte que la musique fait passer
immédiatement les sentiments qui animent les acteurs du
drame dans l'âme des auditeurs qui voient alors dans les
gestes de ceux-ci la première manifestation visible de
ces faits intimes, et en perçoivent dans les paroles une
seconde image plus affaiblie transformée en une volonté
réfléchie. Tous ces effets se produisent simultanément
et sans se nuire réciproquement, et forcent celui devant
lequel se déroule un drame semblable à une
compréhension, à une sympathie toute nouvelle, comme si
tout-a coup ses sens étaient devenus plus spirituels et
son esprit plus sensuel, comme si tout ce qui cherche à
s'épancher au dehors de l'homme, tout ce qui est avide
de connaissance, se sentait heureux et libre dans une
allégresse de perception. Comme chaque-circonstance d'un
drame de Wagner se communique au spectateur avec une
clarté parfaite, illuminée et rendue transparente par
la musique comme par un feu intérieur, son auteur put se
passer de tous les expédients dont le poète a besoin
pour donner à ses épisodes la chaleur et l'éclat
nécessaires. Toute l'économie du drame put être
simplifiée, l'architecte put de nouveau montrer son
goût pour la mesure dans les proportions grandioses de
l'édifice, car il n'avait plus aucun prétexte pour
recourir à ces complications préméditées, à cette
multiplicité de formes dans la construction au moyen
desquelles le poète cherche à soulever en faveur de son
oeuvre un vif sentiment d'intérêt et d'étonnement pour
transformer ensuite ce dernier en un sentiment de joyeuse
admiration. L'impression de distance et de hauteur
idéale put être réalisée sans l'aide de procédés
artificiels. La langue se dépouilla de l'ampleur
rhétorique pour en revenir à la concision expressive du
sentiment; et quoique on vit dès-lors l'acteur parler
beaucoup moins qu'auparavant de tout ce qu'il faisait et
éprouvait dans le cours de la pièce, des circonstances
intimes que le poète dramatique avait jusqu'alors
exclues de la scène comme peu dramatiques, vinrent
inspirer a l'auditeur une sympathie passionnée, tandis
que les gestes qui les accompagnaient purent être
réduits aux plus délicates modulations. Or, la passion
chantée a généralement besoin d'un peu plus de temps
pour s'exprimer que la passion parlée; la musique
produit pour ainsi dire une extension du sentiment; il
suit ordinairement de là que l'acteur qui est en même
temps chanteur est forcé de maîtriser l'animation trop
peu plastique des mouvements qui est une des difficultés
de la représentation du drame parlé. Il se sent
d'autant plus entraîné à donner plus de noblesse à
tous ses gestes que la musique a plongé son sentiment
dans une atmosphère plus pure et plus éthérée, et l'a
rapproché par là de l'idéal de la beauté.
La tâche peu commune que Wagner a posée aux acteurs
et aux chanteurs ne manquera pas d'allumer entre eux et
parmi plus d'une génération, une noble rivalité pour
arriver à personnifier l'image de chacun de ses héros
avec la plus grande clarté et dans toute sa perfection,
dans cette incorporation complète dont la musique du
drame est déjà le type. Conduit par un tel guide,
l'oeil de l'artiste plastique finira par découvrir les
merveilles d'un nouveau monde de visions telles qu'avant
lui le créateur seul d'oeuvres semblables à l'Anneau du
Niebelung aura pu les contempler en sa qualité de formateur
souverain qui, comme Eschyle, montre la voie à un art
futur. L'émulation de la jalousie ne doit-elle pas
déjà nécessairement réveiller de grands talents si le
plastique compare l'effet produit par son art avec celui
d'une musique telle que celle de Wagner; d'une musique
qui contient un bonheur lumineux et sans mélange, si
bien qu'il semble à celui qui l'écoute que presque
toute la musique précédente n'ait parlé qu'un langage
embarrassé, dépendant et tout extérieur, comme si
jusqu'alors elle ait dû servir de jeu à ceux qui
n'étaient pas dignes de sérieux, ou d'enseignement et
de démonstration pour ceux qui ne sont pas même dignes
de jeu. Cette musique antérieure ne nous pénètre que
pendant quelques heures fugitives de ce bonheur que nous
éprouvons toujours à l'ouïe de la musique de Wagner;
on la dirait sous l'influence de quelques rares moments
d'oubli pendant lesquels elle parle avec elle-même et
tourne, comme la Sainte-Cécile de Raphaël, ses regards
vers le ciel, loin de ceux qui l'écoutent et lui
demandent de la distraction, de la joie ou de la science.
De Wagner, le musicien, on pourrait dire, en
général, qu'il a donné une voix a tout ce qui
jusqu'ici n'avait pas voulu parler dans la nature; il ne
croît pas à l'existence nécessaire de quelque chose de
muet. Il pénètre jusqu'à l'aurore, dans la forêt et
la nuée, dans la gorge et jusqu'au sommet des monts,
dans l'horreur et la sérénité des nuits, et partout il
devine leur désir secret: eux aussi ils veulent rendre
un son dans la mélodie universelle. La où le philosophe
dit: il existe Une Volonté qui, dans la nature animée
comme dans la nature inanimée, a soif d'existence, le
musicien ajoute: et cette volonté veut, à tous les
degrés, une existence mélodieuse.
Avant Wagner la musique se mouvait entre des limites
généralement étroites. Elle s'appliquait a des états
permanente de l'homme, à ce que les Grecs nomment
éthos, et elle n'avait commencé qu'à partir de
Beethoven à essayer le langage du pathos, c'est-à-dire
de la volonté passionnée, des évènements dramatiques
qui se succèdent dans le coeur humain. Autrefois
c'était une disposition particulière, un état de
l'esprit soit contenu ou gai, soit pieux ou repentant,
qui devait se manifester par des sons; à l'aide d'une
conformité sensible dans la forme, et de la durée de
cette conformité, on voulait frapper l'auditeur, le
contraindre à interpréter le sens de cette musique, et
enfin lui faire éprouver une disposition semblable. Pour
représenter toutes ces dispositions et ces différents
états de l'âme, certaines formes particulières étaient
nécessaires; d'autres furent introduites par la
convention. Quant à la durée des compositions, elle fut
fixée par la prudence du musicien qui voulait bien
éveiller certain sentiment chez son auditeur mais non le
fatiguer par la trop longue durée de cette sensation. On
fit un pas de plus lorsqu'on esquissa successivement les
images de sentiments opposés et qu'on découvrit le
charme des contrastes; on fit un autre pas en avant en
réunissant dans le même morceau le contraire de
l'éthos, en opposant, par exemple, l'un à l'autre un
thème masculin et un thème féminin. Mais ce n'étaient
en somme que des degrés encore bruts et primitifs dans
le développement de la musique. La peur de la passion
dictait une partie de ces lois, la peur de l'ennui
faisait naître les autres; tout sentiment profond ou
dépassant les bornes habituelles était regardé tâche
si pleine de contradiction de faire parler le pathos avec
les seules ressources de l'éthos. Mais cette supposition
ne suffirait pas à expliquer les dernières et les plus
considérables des compositions de Beethoven. Il trouva
réellement un nouveau moyen pour décrire la grande
courbe d'une passion; il choisit dans l'ensemble de la
course de celle-ci certains points isolés et les indiqua
ensuite avec la plus minutieuse précision afin qu'ils
pussent servir à l'auditeur de points de repère pour deviner
la direction générale de la ligne. A première vue,
cette nouvelle forme faisait l'effet d'un assemblage de
plusieurs pièces de musique dont chacune, prise
isolément, représentait, en apparence, un état de
l'âme constant, en réalité, un moment passager dans le
cours dramatique de la passion. L'auditeur pouvait se
figurer qu'il entendait l'ancienne musique n'exprimant
que des états de l'âme, avec la seule différence que
le rapport entre les diverses parties constituantes lui
était devenu incompréhensible, et ne pouvait plus
s'expliquer par la loi des contrastes. Les musiciens
eux-mêmes commencèrent à mépriser la loi que toute
composition artistique devait être un édifice complet;
la succession des différentes parties de leurs oeuvres
devint arbitraire. L'invention mal comprise d'une
expression large de la passion conduisit à l'ancienne
phrase musicale détachée avec sa signification
indépendante, et la liaison, la proportion réciproque
des parties cessa complètement. C'est pour cela
qu'après Beethoven, la symphonie n'est plus qu'une
création si singulièrement confuse, surtout quand elle
bégaie encore par moments le langage pathétique de
Beethoven. Les moyens ne sont pas en rapport avec
l'intention, et l'intention, à tout prendre, n'est pas
claire pour l'auditeur, parce qu'elle n'a jamais été
claire pour le cerveau même où elle prit naissance.
Cependant, plus un genre de composition est élevé,
difficile et à bon droit exigeant, plus il est
indispensable que ce que l'on a à dire soit bien
spécifié et qu'on l'exprime avec la plus grande
clarté.
C'est pour cela que les efforts constants de Wagner
tendaient a découvrir tous les moyens capables de
favoriser la clarté. A cet effet il eut besoin
avant tout de répudier la partialité et les
prétentions de l'ancienne musique des états permanents,
et de faire parler a sa musique, à cette opération
mélodieuse du sentiment et de la passion, un langage qui
ne pût donner lieu a aucune équivoque. Si nous
considérons ce qu'il put accomplir, il nous semble que
ce qu'il a effectué dans le domaine de la musique
correspond à ce qu'a fait dans le domaine de l'art
plastique l'inventeur du groupe détaché. Comparée à
celle de Wagner, toute la musique antérieure paraît
contrainte ou timide, comme si elle ne pouvait se montrer
favorablement de tous les côtés et en ressentait une
espèce de honte. Wagner saisit chaque degré et chaque
nuance du sentiment avec la plus grande fermeté et la
plus sûre précision. Sans crainte qu'elle lui échappe
il prend l'émotion la plus délicate, la plus insolite,
la plus indomptable, dans sa main puissante et l'y
retient, et elle y prend corps, tandis que tout autre ne
verrait en elle qu'un papillon éphémère se
flétrissant au moindre attouchement. Sa musique n'est
jamais indéterminée, jamais vaguement rêveuse; tout ce
qui parle par sa voix, que ce soit l'homme ou la nature,
a une passion rigoureusement individualisée; l'orage et
la flamme elle-même revêtent chez lui la force
irrésistible d'une volonté personnelle. Au-dessus de
tous ces êtres chantants et de la lutte de leurs
passions, au-dessus du tourbillon de tous les contrastes,
plane dans un calme suprême une puissante intelligence
symphonique qui fait naître sans-cesse la concorde du
sein de la guerre. La musique de Wagner, dans son
ensemble, est une image du monde tel que le concevait le
grand philosophe d'Ephèse, une harmonie enfantée par le
conflict, l'union de la justice et de l'inimitié.
J'admire la possibilité de calculer la ligne majeure
d'une passion commune d'après un certain nombre de
passions suivant toutes un cours différent; et je vois
la preuve de cette possibilité dans chacun des actes des
drames de Wagner qui raconte parallèlement l'histoire
particulière de différents individus et celle qui leur
est commune a tous. Dès le début nous sentons que nous
sommes en face de courants opposés, mais aussi d'un
fleuve au cours puissant qui les domine tous. Ce fleuve
coule d'abord irrégulièrement sur des écueils
invisibles; parfois ses ondes semblent vouloir se
séparer violemment et suivre des directions
différentes. Peu-à-peu nous voyons leur mouvement
devenir plus fort et plus rapide; l'agitation convulsive
est absorbée dans le calme imposant d'une marche
incessante vers un but encore inconnu; et tout-à-coup,
vers la fin, le large fleuve, dans toute sa force, se
précipite vers l'abîme avec un désir fatal du gouffre
et de ses fureurs. Jamais Wagner n'est plus lui-même que
lorsque les difficultés s'accumulent et qu'il peut agir
dans des conditions gigantesques avec la noble joie du
législateur. Transformer en rythmes d'une grande
simplicité des éléments déréglés et rebelles,
réaliser une volonté unique au milieu d'une multitude
étourdissante de pré tensions et d'exigences —
tels sont les devoirs pour lesquels il se sent né, dans
l'exercice desquels il a la conscience de sa liberté.
Pour eux, jamais les forces ne lui manquent; jamais il
n'arrive hors d'haleine à son but. H s'est efforcé de
s'imposer les règles les plus rigoureuses aussi
constamment que d'autres cherchent à alléger leur
fardeau. La vie et l'art lui pèsent lorsqu'il ne peut
jouer à loisir avec leurs problèmes les plus ardus.
Qu'on considère seulement le rapport de la mélodie
chantée avec la mélodie de la langue parlée, et comme
Wagner regarde la hauteur, la force et la mesure de
l'homme parlant passionnément comme un type naturel à
transformer en art. Qu'on considère ensuite l'adoption
d'une telle mélodie chantée à l'ensemble symphonique
de la musique, et l'on aura un exemple merveilleux de
difficultés vaincues. Sa richesse d'invention dans les
grandes et les petites choses, la toute-présence de son
esprit et de son assiduité sont telles qu'on pourrait
croire, en parcourant une partition de Wagner, qu'il n'y
avait jamais eu avant lui de vrai travail et de vrais
efforts. Il semble qu'il aurait aussi pu dire, à propos
des peines et des difficultés de l'art, que la vertu par
excellence du dramatiste est le renoncement à soi-même;
mais il objecterait probablement qu'il n'y a qu'une seule
peine, celle de celui qui n'est pas encore affranchi; le
bien et la vertu sont faciles.
Considéré comme artiste dans son ensemble, Wagner,
si l'on veut le rapprocher d'un type connu, a quelque
chose de Démosthène: le terrible sérieux qui l'anime
pour son thème et sa sûreté à saisir toujours le
thème lui-même; sa main s'en empare en un instant et le
retient comme si elle était de fer. Comme Démosthène,
il cache son art ou le fait oublier en nous forçant de
penser à la chose; et cependant il est comme celui-ci le
dernier venu et le plus grand dans toute une série de
puissants génies, et aurait par conséquent plus a
cacher que les premiers d'entre eux. Son art agit comme
de la nature, comme de la nature restaurée et
retrouvée. Il n'a rien de pompeux comme tous les
musiciens antérieurs qui se jouent aussi de leur art à
l'occasion et font parade de leur virtuosité. En face de
l'oeuvre de Wagner, on ne pense ni a ce qui est
intéressant, ni à ce qui est divertissant, ni à Wagner
lui-même, ni à l'art en général; on sent seulement ce
qu'elle a de nécessaire. Personne ne pourra
jamais calculer de quelle abnégation, de quelle rigueur,
de quelle uniformité de volonté l'artiste eut besoin à
l'époque de son développement, pour pouvoir ensuite au
temps de sa maturité faire ce qui est nécessaire, et le
faire avec une joyeuse liberté à chaque instant de son
travail. Tout ce que nous pourrons faire sera de sentir
dans quelques cas particuliers comme sa musique se soumet
avec une résolution presque impitoyable au cours du
drame qui est lui-même inflexible comme le destin;
tandis que l'âme ardente de cet art brûle du désir
d'errer une fois sans entraves dans le désert et dans la
liberté.
X
L'artiste qui possède un tel empire sur lui-même se
soumet, sans le vouloir, tous les autres artistes. Pour
lui seul aussi ceux qu'il a soumis, ses amis et ses
partisans, ne sont ni des dangers ni des obstacles;
tandis que des caractères plus faibles perdent
ordinairement leur indépendance en cherchant a s'appuyer
sur leurs amis. C'est une chose très remarquable de voir
combien, durant toute sa vie, Wagner s'est tenu à
l'écart de toute organisation de parti, mais comme
chaque phase de son art lui suscita un cercle de
partisans qui semblaient n'avoir d'autre but que de le
retenir stationnaire. Toujours il passa au milieu d'eux
sans se laisser engager; du reste, sa carrière fut trop
longue pour qu'un autre ait pu la suivre à partir du
commencement; elle fut tellement escarpée, tellement
inusitée, qu'il arriva bien au plus fidèle de perdre
haleine une fois ou l'autre. Presque à toutes les
époques de la vie de Wagner ses amis l'auraient
volontiers posé en dogme; ses ennemis étaient dans le
même cas, quoique poussés par des motifs différents.
Pour peu que la pureté de son caractère artistique ait
été moins prononcée, il aurait pu devenir beaucoup
plus tôt l'arbitre des questions artistiques et
musicales actuelles; — ce qu'il est enfin devenu
maintenant, mais dans ce sens bien plus élevé que tout
ce qui se passe dans un domaine quelconque de l'art se
voit involontairement traduit devant le tribunal de son
art et de son caractère artistique. Il a subjugué les
volontés les plus antipathiques; il n'y a plus un seul
musicien de talent qui ne l'écoute intérieurement et ne
le trouve plus digne d'être écouté que lui-même et le
reste de la musique. Il y en a quelques uns qui veulent
à tout prix signifier quelque chose par eux-mêmes; ils
luttent réellement contre ce charme intérieur qui les
entraîne, ils se retranchent avec une prudente
préméditation dans le camp des anciens maîtres et
préfèrent appuyer leur "indépendance" sur
Schubert ou sur Händel, que sur Wagner. C'est en vain!
En combattant contre leur meilleure conviction, ils
s'amoindrissent et se rapetissent eux-mêmes comme
artistes; ils souillent leur caractère en étant forcés
de supporter de mauvais alliés et de mauvais amis; et au
bout de tous ces sacrifices il leur arrive pourtant, ne
fût-ce que dans un rêve, que leur oreille se tourne
vers Wagner. Ces adversaires sont à plaindre; ils
croient beaucoup perdre en renonçant à eux-mêmes, et
ils se trompent.
Maintenant il est clair que Wagner ne s'inquiète
guère si les musiciens vont se mettre à composer a sa
manière, ou s'ils composent en général; il fait même
tout ce qu'il peut pour détruire la fâcheuse opinion
qu'une nouvelle école de componistes devrait se
rattacher à lui. Autant que le permet son influence
directe sur les musiciens, il cherche à les instruire
dans la science de la grande déclamation; il pense que,
dans le développement de la science, le moment doit
être venu où le désir sincère de devenir un maître
habile pour la représentation et l'exécution est de
beaucoup plus digne d'être apprécié que l'envie de
"produire" soi-même à tout prix. Car, au
point où en est l'art au jourd'hui, la conséquence
fatale de cette production est d'aplatir les effets de ce
qui est véritablement grand en le multipliant tant bien
que mal et en émoussant par un usage journalier les
moyens et les procédés du génie. Le bon même dans
l'art est nuisible et superflu lorsqu'il n'est dû qu'à
l'imitation de ce qu'il y a de meilleur. Les buts et les
moyens de Wagner ne font qu'un; pour sentir cela, il ne
faut que de la loyauté artistique; et c'est être
déloyal que de s'approprier ses moyens et de les faire
servir à des buts rapetisses et tout différents.
Donc si Wagner se refuse à vivre au milieu d'une
foule de musiciens composant à sa manière, il n'en
impose que plus énergiquement à tous les talents la
tâche nouvelle de découvrir avec lui les lois du style
pour la diction dramatique. Il éprouve le besoin le plus
pressant de fonder pour son art la tradition d'un
style au moyen de laquelle son oeuvre puisse passer
d'époque en époque sans altération de sa forme
première, jusqu'à ce qu'elle ait atteint l'avenir
particulier pour lequel son créateur l'avait destinée.
Wagner possède une ardeur infatigable pour
s'expliquer sur tout ce qui se rapporte a cette fondation
du style, et par conséquent à la durée de son art.
Faire de son oeuvre pour parler avec Schopenhauer —
faire de ce dépôt sacré, de ce vrai fruit de son
existence, une propriété de l'humanité, la mettre k
part pour une postérité qui la jugera mieux, ceci est
devenu pour lui un but qui passe avant tous les autres,
et pour lequel il porte la couronne d'épines qui
reverdira plus tard en couronne de laurier. Ses efforts
se concentrèrent aussi constamment vers la sécurité de
son oeuvre que ceux de l'insecte à l'état parfait vers
la sécurité de ses oeufs et la prévoyance pour une
progéniture qu'il ne verra pas naître; il dépose ses
oeufs là où il sait positivement qu'ils trouveront un
jour vie et subsistance, et il meurt tranquille.
Ce but qui passe avant tous les autres le pousse à
des inventions toujours nouvelles; il en puise toujours
plus à la source de sa communicabilité surhumaine, plus
il se sent clairement en lutte avec le siècle si mal
disposé qui fait preuve de tant de mauvaise volonté
pour l'écouter. Cependant, peu-à-peu ce siècle même
commence à céder à ses infatigables tentatives, à ses
souples assauts, et il prête l'oreille. Chaque fois
qu'il se montrait au loin une occasion plus ou moins
importante d'expliquer ses idées par un exemple, Wagner
était prêt à le faire, il repensait ses idées à
nouveau en les adaptant aux circonstances et trouvait
moyen de faire entendre leur voix au travers de
l'incorporation la plus insuffisante. Chaque fois qu'une
âme à demi capable de le comprendre s'ouvrait à lui,
il y laissait tomber la semence de sa pensée. Il
rattache des espérances là où l'observateur de
sang-froid ne fait que hausser les épaules; il se trompe
cent fois pour l'emporter une fois sur cet observateur.
De même que le sage ne fréquente en général les
hommes vivants qu'autant qu'il croit pouvoir augmenter
par eux le trésor de son expérience, de même il semble
que l'artiste ne puisse plus avoir de rapports avec les
hommes de son temps qui ne concourent pas à immortaliser
son oeuvre; on ne peut l'aimer autrement lui-même qu'en
aimant cette immortalisation; et de son côté il n'est
sensible qu'a Une seule des manifestations de la haine
qu'on lui témoigne, à celle qui voudrait briser les
ponts qui mènent à cet avenir de son art. Les élèves
que Wagner instruisit, les musiciens et les acteurs
auxquels il fit une seule observation, enseigna un seul
geste, les orchestres petits et grands qu'il dirigea, les
villes qui le virent dans toute l'ardeur de son
activité, les princes et les femmes qui prirent part à
ses plans, moitié avec crainte, moitié avec amour, les
différents pays européens auxquel il appartint
temporairement et où il fut un juge et une mauvaise
conscience pour les arts: tout se transforma
insensiblement en écho de sa pensée et de ses efforts
incessants vers une production future. Et quoique cet
écho ne lui rapportât souvent qu'un son confus et
dénaturé, la toute-puissance de la voix qu'il fit
résonner tant de fois dans le monde doit pourtant à la
fin provoquer un retentissement d'une puissance égale;
et il n'y aura bientôt plus moyen de ne pas l'entendre
ou de le mal comprendre. Déjà maintenant, ce
retentissement ébranle les établissements artistiques
de la société moderne; chaque fois que le souffle de
son esprit passa sur ces plantations, tout ce qui
n'était pas à l'épreuve du vent, toute âme
desséchée fut ébranlée; puis, un doute qui commence
à se soulever de toute part parle avec plus d'éloquence
encore que cet ébranlement: personne ne peut plus dire
où ni quand l'influence de Wagner pourra se faire jour
tout-à-coup. Il est tout-a-fait incapable de se
représenter la prospérité de l'art indépendante de
toute autre espèce de prospérité ou de malheur;
partout où l'esprit moderne recèle un danger
quelconque, sa méfiance clairvoyante y découvre en
même temps un danger pour l'art. Son imagination
redéfait pièce à pièce l'édifice de notre
civilisation, et rien de frêle, rien qui soit construit
à la légère ne lui échappe; et lorsqu'il y découvre
des murailles pouvant résister aux tempêtes et des
fondements plus solides, il cherche aussitôt le moyen de
les utiliser pour son art comme bastions ou comme abris
protecteurs. Il vit comme un fugitif qui cherche à
préserver, non lui-même, mais un secret important;
comme une malheureuse femme qui veut sauver la vie de
l'enfant qu'elle porte dans son sein, et non la sienne;
il vit comme Sieglinde "pour l'amour de
l'Amour".
Car en effet c'est bien une vie de tourments et de
honte que d'être errant et étranger dans un monde comme
le nôtre, et pourtant obligé de lui parler et de lui
demander quelque chose; que de le mépriser et de ne
pouvoir pourtant pas se passer de ce méprisé, —
c'est là la misère particulière de l'artiste de
l'avenir, de celui qui ne peut pas, comme le philosophe,
s'adonner seul dans une sombre retraite à la recherche
de la science; car il a besoin d'âmes humaines comme
médiatrices entre lui et l'avenir; il a besoin
d'institutions publiques comme garanties de cet avenir,
comme ponts entre à présent et plus tard. Son art ne
peut pas être confié, comme celui du philosophe, à la
nacelle de la tradition écrite; l'art veut être
transmis par des facultés vivantes et non par des
lettres et des mots. Pendant des périodes entières de
la vie de Wagner retentit sa crainte de ne pouvoir plus
rencontrer ces facultés vivantes, de se voir forcément
réduit à l'insinuation écrite à défaut de l'exemple
qu'il aurait à leur donner, réduit, au lieu de
pratiquer lui-même son art devant eux. à n'en montrer
qu'une lueur affaiblie à ceux qui lisent des livres, ce
qui en somme équivaut à dire: qui ne sont point
artistes.
Dans Wagner en sa qualité d'écrivain, on voit
la gêne d'un homme courageux auquel on aurait brisé la
main droite et qui continue à combattre avec la gauche;
il est toujours en souffrance lorsqu'il écrit, car il
est privé, par une nécessité temporairement
invincible, de son vrai moyen de communication, l'exemple
éclatant et victorieux. Ses écrits n'ont rien de
canonique, de sévère; le canon fut déposé dans les
oeuvres. Ils sont des tentatives pour comprendre
l'instinct qui l'a poussé à composer ses oeuvres, des
essais de se regarder soi-même en face; dès qu'il a
réussi a changer à ses propres yeux son instinct en
science, il espère qu'une opération opposée aura lieu
dans l'âme de ses lecteurs; c'est en vue de cela qu'il
écrit. Si par hasard le résultat devait prouver qu'il a
entrepris là quelque chose d'impossible, Wagner ne
ferait que partager le sort de tous ceux qui ont
réfléchi sur l'art; et il a sur la plupart d'entre eux
l'avantage qu'en lui réside à demeure le plus puissant
instinct total de l'art. Je ne connais pas d'écrits
esthétiques qui donnent plus de lumière que ceux de
Wagner; on trouve en eux tout ce qu'il est possible
d'apprendre sur la naissance d'une oeuvre d'art. C'est un
des tout-à-fait grands qui se lève ici comme témoin,
et qui pendant une longue série d'années s'efforce de
rendre son témoignage toujours meilleur, plus clair,
plus indépendant, toujours plus dégagé du vague; même
lorsqu'il fait un faux pas comme homme de science,
l'étincelle jaillit du sol. Quelques uns de ses écrits,
comme "Beethoven," "de l'art de
diriger," "des acteurs et des chanteurs,"
"état et religion," font taire toute
velléité de contradiction, et imposent au lecteur une
contemplation muette, sérieuse, attentive, comme il
convient en présence de précieux reliquaires. D'autres,
particulièrement ceux de la première époque, y compris
"opéra et drame," inquiètent et agitent; il y
règne une irrégularité rhythmique qui trouble dans la
prose. La dialectique y est souvent brisée, le cours de
l'exposition est plus interrompu qu'accéléré par des
écarts de sentiment; une sorte de mauvaise grâce de
l'écrivain est répandue sur eux comme une ombre, comme
si l'artiste avait honte des argumentations
spéculatives. Ce qui oppresse peut-être le plus celui
qui n'est pas tout-à-fait familier avec ses ouvrages est
un ton de dignité et d'autorité difficile à décrire
et qui n'appartient qu'à lui; Wagner me fait l'effet
d'écrire souvent comme s'il parlait devant des
ennemis, — car tous ces écrits sont rédigés
dans le style parlé, non dans le style écrit, et on les
trouvera beaucoup plus clairs quand on les entendra lire
convenablement à haute voix — il parle devant des
ennemis avec lesquels il ne veut pas échanger de
familiarités, en raison de quoi il les tient à distance
et se montre réservé. Or, l'ardeur entraînante de son
sentiment n'en perce pas moins souvent au travers des
plis de ce déguisement; alors la période artificielle,
lourde, surchargée de mots accessoires, disparaît, et
sa plume laisse échapper des phrases, des pages
entières, qui peuvent être comptées parmi les plus
belles de la prose allemande. Cependant, même en
admettant que dans ces passages de ses écrits il
s'adresse à des amis et que le spectre de son adversaire
ne s'appuie plus sur son dossier, il faut avouer que les
amis et les ennemis avec lesquels Wagner confère comme
écrivain ont quelque chose qui leur est commun à tous
et qui les sépare essentiellement de ce peuple pour
lequel il travaille comme artiste. Par le raffinement et
la stérilité de leur culture, ils sont complètement l'opposé
du peuple, et celui qui veut être compris par eux
est forcé de parler d'une manière impopulaire comme
l'ont fait nos meilleurs prosateurs, comme le fait Wagner
lui-même. On peut se figurer à quel point il se fait
violence. Mais la force de cet instinct de prévoyance
presque maternelle pour lequel aucun sacrifice ne lui
coûte le fait rentrer lui-même dans cette atmosphère
des savants et des hommes cultivés qu'il avait quittée
pour toujours en sa qualité de génie créateur. Il se
soumet au langage de la culture et à l'urgence de tous
ses moyens de communication, quoiqu'il ait été le
premier à sentir la profonde insuffisance de ces moyens.
Car, s'il y a quelque chose qui distingue son art de
l'art des temps modernes, c'est bien ceci: qu'il ne parle
plus la langue de la culture d'une caste particulière,
et qu'en général il ne connaît plus le contraste,
entre des hommes cultivés et non cultivés. Il se pose
par là en opposition directe avec toute la culture de la
renaissance qui nous a enveloppés jusqu'à aujourd'hui
de sa lumière et de ses ombres. L'art de Wagner en nous
transportant par moments en dehors de celle-ci, nous
permet de jeter un coup-d'oeil sur l'ensemble de son
caractère uniforme; alors nous voyons en Goethe et en
Léopardi les derniers grands attardés des
poètes-philologues italiens, en Faust l'exposition du
problème le plus antipopulaire que se soient posé les
temps modernes sous la forme de l'homme théorique
altéré de vie; la chanson même de Goethe est imitée
de la chanson populaire, non donnée en exemple à
celle-ci, et ce n'est pas sans raison que le poète
assurait si sérieusement à l'un de ses adhérents:
"Mes compositions ne peuvent pas devenir populaires;
celui qui pense à cela et cherche à y contribuer est
dans l'erreur."
Qu'il puisse en général exister un art assez
lumineux pour éclairer les petits et les pauvres en
esprit de son rayonnement, assez chaud pour fondre
l'orgueil des savants, ceci ne pouvait pas se deviner, il
fallait en faire l'expérience. Mais dans l'esprit de
celui qui fait aujourd'hui cette expérience elle doit
renverser toutes les notions existantes sur l'éducation
et la culture; il croira voir s'entr'ouvrir le rideau qui
lui cachait un avenir dans lequel il n'y aura plus de
biens et de bonheur suprêmes qui ne soient communs à
tous. Et alors, la honte qui s'était attachée jusqu'ici
au mot "commun" lui sera ôtée.
Si le pressentiment explore ainsi le lointain, la
science intelligente tournera ses regards vers la
pénible incertitude sociale de notre présent, et ne se
fera pas illusion sur les dangers que court un art qui
semble n'avoir de racines que dans ce lointain et cet
avenir, et qui nous montre plutôt ses rameaux pleins de
fleurs que les fondements sur lesquels il s'appuie.
Comment ferons-nous donc pour transmettre sain et sauf à
cet avenir cet art sans patrie; quelles digues
opposerons-nous au flot de la révolution qui semble
inévitable de toute part, afin que la bienheureuse
espérance, la garantie d'un meilleur avenir, d'une
humanité plus libre, ne soit pas entraînée avec la
masse de ce qui est destiné à périr et mérite de
périr?
Celui qui se fait cette question et ce souci a pris
part aux soucis de Wagner; il se sentira poussé comme
lui de rechercher parmi les puissances établies celles
qui ont la bonne volonté d'être des génies protecteurs
pour les plus nobles biens de l'humanité durant les
époques d'ébranlement et de révolution. C'est
uniquement dans ce sens que Wagner, par ses écrits.
demanda aux hommes cultivés s'ils veulent mettre en
sûreté parmi leurs trésors son héritage, l'Anneau
précieux de son art; et la grande confiance même dont
Wagner a fait preuve jusque dans ses desseins politiques
envers l'esprit allemand provient à mes yeux de ce qu'il
croit le peuple de la Réformation capable de la force,
de la douceur, de la bravoure nécessaires pour
"resserrer la mer de la révolution dans le lit du
fleuve paisible de l'humanité." Je serais même
tout disposé à croire que c'est ceci et pas autre chose
qu'il a voulu exprimer par le symbolisme de sa Marche
Impériale.
Cependant l'aspiration généreuse de l'artiste
créateur est en général trop ardente, l'horizon de sa
philanthropie trop vaste, pour que son regard puisse
être arrêté par les barrières des nationalités. Ses
pensées sont plus qu'allemandes comme celles de
chaque bon, de chaque grand Allemand, et le langage que
parle son art ne s'adresse pas à des peuples, mais à
des hommes.
Mais c'est à des hommes de l'avenir.
C'est là la foi qui lui est propre, c'est là son
tourment et son honneur. A quelque passé qu'il
appartînt, aucun artiste ne reçut de son génie un don
si extraordinaire en partage; personne, excepté lui,
n'eut à mêler un breuvage d'une telle amertume au
nectar divin que lui versait l'enthousiasme. Ce n'est
pas, comme on pourrait le croire, l'artiste méconnu,
maltraité, errant pour ainsi dire au milieu de son
époque, qui sut s'armer de cette foi pour sa défense;
le succès et l'insuccès auprès des contemporains ne
purent ni ébranler ni affermir celle-ci dans son âme.
Qu'elle l'exalte ou le rejette, il n'appartient pas à
cette génération, — voilà l'arrêt que rend son
instinct; et quant à savoir s'il se trouvera jamais une
génération qui lui appartienne, c'est une chose qui ne
peut être prouvée à celui qui ne saurait y croire.
Mais ce même incrédule pourrait bien aussi demander de
quelle nature devrait être la génération dans laquelle
Wagner reconnaîtrait son "peuple," et verrait
le type de tous ceux qui éprouvent une souffrance
commune et veulent s'en délivrer par un art commun à
tous. Schiller, à la vérité, avait plus de foi et plus
d'espérance; il n'a pas demandé quel pourrait être
l'aspect d'un avenir si l'instinct de l'artiste qui le
prédit devait se vérifier, mais il a exigé des
artistes:
Elevez-vous d'un vol
hardi
bien au-dessus de votre temps!
Que vos écrits soient un reflet
de l'avenir dans le présent!
XI
Que la saine raison nous préserve de croire que
l'humanité puisse trouver un jour un ordre de choses
idéal définitif, et qu'alors, semblable au soleil des
régions tropicales, le rayon du bonheur doive darder
uniformément sur ceux qui seraient si bien organisés.
Wagner n'a rien à faire avec une telle conviction, il
n'est point utopiste. S'il ne peut se passer de sa foi en
l'avenir, cela signifie seulement qu'il observe dans les
hommes d'à présent certaines propriétés qui
n'appartiennent pas essentiellement au caractère, à la
structure immuable de la nature humaine, mais sont
variables, périssables même, et que, précisément
à cause de ces propriétés, l'art ne peut pas avoir
de patrie au milieu d'eux, et que lui-même il doit être
le messager précurseur d'une autre époque. Aucun âge
d'or, aucun ciel sans nuages n'est destiné a ces futures
générations que son instinct lui fait espérer et dont
les linéaments approximatifs peuvent être déduits des
caractères mystérieux de son art autant qu'il est
possible de juger d'un genre de souffrance par le mode de
satisfaction qu'il recherche. La bonté surhumaine, la
justice parfaite ne s'étendront pas non plus comme un
arc-en-ciel permanent au-dessus des plaines de cet
avenir. Il serait possible que cette génération future
parût en somme plus méchante que celle d'aujourd'hui
— car elle sera plus franche, dans le mal
comme dans le bien; il serait même possible que si son
âme voulait une fois se manifester par des accords
complets et libres, elle ébranlât et effrayât nos
âmes comme si la voix d'un méchant esprit jusque là
invisible venait à retentir. Ou bien, de quelle manière
notre oreille est elle frappée par des propositions
comme celles-ci: que la passion vaut mieux que le
stoïcisme et l'hypocrisie; qu'être honnête, même dans
le mal, vaut mieux que se perdre soi-même par égard
pour la moralité reçue; que l'homme libre peut aussi
bien être bon que méchant mais que l'homme non
affranchi est une honte de la nature et n'a de part ni à
une consolation céleste ni à une consolation terrestre;
enfin, que celui qui veut être libre doit le devenir par
lui-même, et que la liberté n'est pour personne un don
miraculeux tombant sans efforts de la main des dieux.
Quelque tranchantes et peu rassurantes que puissent
paraître ces propositions, elles n'en sont pas moins des
échos de ce monde futur qui a vraiment besoin de
l'art et peut aussi en attendre une vraie
satisfaction; c'est la voix de la nature réintégrée
dans ses droits aussi pour ce qui a rapport à l'homme,
c'est exactement ce que j'ai nommé plus haut le
sentiment vrai, en opposition au sentiment faussé qui
règne aujourd'hui.
Or, il n'y a que pour la nature seule, et non pour le
sentiment faux et la nature de convention, des
satisfactions et des délivrances véritables. Lorsque la
nature de convention en est arrivée à avoir conscience
d'elle-même, il ne lui reste plus que le désir du
néant, tandis que la nature vraie aspire à la
transformation par l'amour: celle-là ne veut plus
être, celle-ci veut devenir autre. Que celui
qui a compris ceci fasse passer devant lui dans le
silence de son âme les simples motifs de l'art de Wagner
pour se demander si c'est la vraie nature ou la nature de
convention qui se sert d'eux pour les desseins que nous
venons de décrire.
Le malheureux errant et désespéré trouve la
délivrance de son tourment dans l'amour compatissant
d'une femme qui préfère mourir que de lui être
infidèle: le motif du Vaisseau-fantôme. —
L'amante, renonçant à tout bonheur personnel, devient
une sainte par une divine transformation de l'Amour en
Charité, et sauve l'âme de l'amant: motif de
Tannhäuser. — Ce qu'il y a de plus excellent, de
plus sublime, descend plein de sympathie parmi les
hommes, et ne veut pas qu'on lui demande d'où il vient;
et lorsque la question fatale est posée, il retourne
avec un douloureux effort à son existence supérieure:
motif de Lohengrin. — L'âme aimante de la femme
ainsi que le peuple accueillent avec joie le génie
bienfaisant et novateur, quoique les gardiens de la
tradition et de l'usage le repoussent et le calomnient:
motif des Meistersinger. — Deux amoureux, sans
savoir qu'ils sont aimés, se croyant au contraire
profondément blessés et méprisés, exiger l'un de
l'autre un breuvage mortel, soi-disant comme expiation de
l'offense, en réalité par une impulsion dont ils ne se
rendent pas compte; ils veulent au moyen de la mort être
délivrés de toute séparation, de toute dissimulation.
L'approche de la mort à laquelle ils croient dégage
leur âme et les entraîne à une félicité courte et
pleine d'effroi comme s'ils avaient réellement échappé
au jour, à l'illusion, à la vie elle-même: motif de
Tristan et Isolde.
Dans l'Anneau du Niebelung le héros tragique est un
Dieu dont l'esprit est altéré de puissance, et qui, en
essayant de toutes les voies pour y parvenir, s'engage
par des contrats, perd sa liberté, et se trouve
enveloppé par la malédiction qui pèse sur la
puissance. La perte de sa liberté lui est prouvée
justement par ceci qu'il ne lui reste plus aucun moyen de
s'emparer de l'Anneau d'or, de ce symbole de la
toute-puissa je terrestre et en même temps des plus
grands dangers pour lui-même tant qu'il est dans la
possession de ses ennemis. La peur de la fin et du
crépuscule de tous les dieux s'empare de lui ainsi que
le désespoir de ne pouvoir qu'attendre cette fin sans
s'y opposer. Il a besoin de l'homme libre et sans peur
qui puisse, sans son conseil ou son assistance, en se
révoltant même contre l'ordre divin, accomplir de son
propre mouvement l'action héroïque interdite au Dieu;
il ne le voit point paraître, et se trouve forcé de se
soumettre aux conséquences de l'engagement qu'il a pris,
au moment même où vient de poindre une nouvelle
espérance. C'est par sa main que doit périr ce qu'il a
de plus cher; la pitié la plus pure doit être punie par
sa souffrance. Alors enfin, il a horreur de la puissance
qui n'enfante que le mal et l'esclavage; sa volonté
brisée se soumet, et il désire lui-même cette fin qui
le menace au loin. Et seulement alors advient ce qu'il
avait le plus désiré auparavant: l'homme libre et sans
peur apparaît; sa naissance fut un défi à toutes les
coutumes établies; ses parents portent la peine d'avoir
été unis par un lien contraire à l'ordre de la nature
et à l'usage: ils périssent, mais Siegfried vit. A la
vue de son développement et de son épanouissement
splendide le flot de dégoût se retire peu-à-peu de
l'âme de Wotan; il suit des yeux le sort du héros avec
un amour et une sollicitude de père. Comme il forge son
épée, tue le dragon, s'empare de l'Anneau, échappe à
la ruse la plus raffinée et réveille Brünnhilde; comme
la malédiction qui repose sur l'Anneau ne le ménage pas
plus que d'autres et l'enserre de plus en plus près;
comme, fidèle dans l'infidélité, blessant par amour ce
qu'il aime le plus, il est envahi par les ombres et les
nuages du crime, mais s'en dégage à la fin
resplendissant comme le soleil, et disparaît et meurt,
allumant dans le ciel un immense incendie de lumière et
purifiant le monde de la malédiction, — le Dieu
voit tout cela, lui dont la lance souveraine s'est
brisée dans sa lutte avec le plus libre des hommes, et
qui a perdu sa puissance en face de lui; il le voit,
plein de joie sur sa propre défaite, plein de sympathie
pour le triomphe et la souffrance de son vainqueur; son
regard embrasse les derniers évènements avec un bonheur
douloureux; il est devenu libre par l'amour, délivré de
lui-même.
Et maintenant, demandez vous-mêmes, vous,
générations qui vivez aujourd'hui! Ceci fut-il chanté pour
vous? Vous sentez-vous le courage d'étendre la main
vers les étoiles de ce firmament de beauté et de bonté
et de dire: c'est notre vie que Wagner a
transportée ainsi dans les deux?
Où sont-ils parmi vous
les hommes qui peuvent interpréter d'après leur propre
vie l'image divine de Wotan, et qui. comme lui,
grandissent toujours davantage plus ils s'effacent? Qui
d'entre vous, sachant et voyant que la puissance est
mauvaise, serait prêt à renoncer a la puissance? Où
sont ceux qui, comme Brünnhilde, sacrifient leur science
à leur amour et finissent pourtant par puiser dans leur
vie la science suprême; "le deuil profond,
l'affliction de l'amour m'ouvrit les yeux." Et ceux
qui sont libres et sans peur, qui croissent et
s'épanouissent d'eux-mêmes dans une innocente
spontanéité, où sont les Siegfrieds parmi vous?
Celui
qui se pose cette question et la pose en vain, sera
forcé de tourner ses regards vers l'avenir; et s'il
devait découvrir dans un lointain quelconque le
"peuple" auquel il serait donné de lire sa
propre histoire dans les signes caractéristiques de
l'art de Wagner, il finirait par comprendre aussi ce
que Wagner sera pour ce peuple: — Quelque chose
qu'il ne peut être pour aucun de nous, non le prophète
d'un avenir comme nous pourrions être tentés de le
croire, mais l'interprète et le glorificateur d'un
passé.
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